OUTRE-MER
Juin 2020


L'église de Saint-André de Morne-à-l'Eau (Guadeloupe)
Menace sur la restauration d'un monument historique classé

Nathalie Ruffin


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Nathalie RUFFIN, architecte du patrimoine, est née à Fort-de-France. En 1994, elle obtient une maîtrise d’arts plastiques à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne puis, elle entame le cursus menant au diplôme d’architecte dplg qu’elle obtient en 1999. Diplômée de l’école de Chaillot en 2005 et après sept ans d’expérience au sein du cabinet de Jean-François LAGNEAU Architecte en Chef et Inspecteur des Monuments Historiques honoraire, elle crée en 2007 « Couleur et Patrimoine ». Cette agence d’architecture se caractérise par l’étude et la direction de projets de restauration, sur des monuments historiques inscrits et classés, en Guadeloupe et en Martinique.

Le cyclone du 12 septembre 1928 de classe 4 qui dévaste la Guadeloupe détruit la majorité des bâtiments publics et privés.

Au lendemain du bilan de cette catastrophe, l’Etat programme une reconstruction d’importance afin de reconstruire les bâtiments gouvernementaux et communaux, ruinés.

Cette mission est confiée à Ali Tur, Architecte du Ministère des Colonies. Il arrive en Guadeloupe, le 25 mars 1929. En huit ans, l’architecte et ses collaborateurs guadeloupéens, reconstruisent une centaine de bâtiments en béton armé, de style Art Déco, pour une somme évaluée autour de 72 millions de francs de l’époque.


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Sortie de messe avant le cyclone du 12 septembre 1928 qui montre les dispositions du bâtiment cultuel, précédant celui reconstruit par Ali TUR—Source : ADG, 5 Fi 16_6

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« La croix de mission et les ruines de l’ancienne église. Avec le profil de l’abri provisoire du culte (et abri de l’ancien presbytère que l’on a redressé et fixé dans le ciment : au cyclone, le presbytère s’était disloqué et comme aplati sur lui-même. Après l’avoir redressé, on l’a prolongé d’un appentis : et voilà ce qui me sert d’église » [Cliché vraisemblablement pris au lendemain du passage du cyclone du 12 septembre 1928. Source : archives diocésaines, commentaires du curé de la paroisse, le Père Guilbaud.]

Fin mars 1929, la Guadeloupe est à peu près dans le même état qu’après le passage du cyclone : les routes sont pleines de fondrières et souvent impraticables ; le fonctionnement du téléphone est aléatoire.

Il n’y a dans l’archipel guadeloupéen, ni carrière de pierre, ni exploitation de forêt, ni briqueterie, ni tuilerie. Aussi, la technique du béton armé est-elle retenue en tant que savoir-faire innovant.

En 1930, le procédé Hennebique est maîtrisé. Aussi, le béton armé est-il utilisé pour la construction des ossatures. Les matériaux de remplissage sont soit des voiles de béton, soit des agglomérés creux de ciment.

Des types standards de fenêtres et de portes en bois sont fabriqués suivant les besoins. Les autres matériaux sont importés : ciments, bois de coffrage, fers ronds, carrelages, appareils sanitaires, parquets, canalisations en fer, portes et fenêtres, serrureries, produits colorants pour la peinture, produits d’étanchéité pour les terrasses.

En effet, le régime des prestations en nature versées en réparation des dommages de guerre au titre du Traité de Versailles du 19 juin 1919, offre à la Guadeloupe, l’opportunité de se fournir en matériaux fabriqués par les Allemands, en les payant à l’Etat français, en trente années.

Lors de leur mise en œuvre, des matériaux importés apparaissent défectueux. Les fers ronds entreposés sur les quais du port de Pointe-à-Pitre et exposés à l’air marin, sont livrés aux entreprises, oxydés par la rouille.

De même, les dispositifs d’étanchéité pour les toitures-terrasses, composés de rouleaux de carton bitumé (Corritect) et d’un liquide bitumineux (Tropénol), sont stockés dans des hangars non loin du port, donc en milieu salin. Ces ouvrages montrent des feuilles collées entre elles par l’humidité. Ils sont toutefois, mis en œuvre dans cet état. Aussi, leur putrescibilité a causé des infiltrations importantes, dans les bétons fissurés par les microséismes.


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Cliché de chantier commenté par le curé de la paroisse  : « Mon église neuve qui arrive à son faîtage. Depuis la prise de cette photo, le faîte est complètement terminé et la façade est surmontée d’une belle croix. Il reste le crépissage et l’aménagement intérieur » —Source : archives diocésaines.

La construction de l’église Saint-André se déroule en deux campagnes.

La première, en 1930-1931, concerne la construction des bâtiments de la nef et de la sacristie.

La seconde, en 1933-1934, est relative à la construction du clocher.

Les bâtiments de la nef et de la sacristie ont été livrés au second semestre de l’année 1931. Le bâtiment du clocher a été terminé en 1934 ; la consécration de l’édifice cultuel ayant eu lieu le 22 avril 1934.


Clichés réalisés au terme des deux campagnes de travaux

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Source : ADG, 5 Fi 16_4-5

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Source : ADG, 5 Fi 16_2

La nef a un plan basilical orienté Nord-Sud. Le lieu de culte forme un espace rectangulaire divisé en trois vaisseaux, par deux files de colonnes : un vaisseau central (la nef) et deux vaisseaux latéraux (les bas-côtés est et ouest). Les piles qui s’élèvent de fond en combles, délimitent les travées en plan et en élévation. Le chevet est à trois pans.

La tour du clocher a un plan proche du carré mesurant environ quatre mètres de côté. Elle s’élève selon sept niveaux sur un peu plus de quarante mètres, du rez-de-chaussée à l’extrémité de la croix sommitale. Le clocher est contreventé par d’épais contreforts aux quatre angles.

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Vue depuis le Nord-Ouest, 2014, cliché Yann Maréchaux infographiste ©

Vue générale de la nef depuis le Sud, 2018, © NR AP

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Des chutes répétées de béton aux abords directs d’habitats voisins ont suscité, en 2012, la décision de restaurer l’édifice.Les dégradations constatées sont plus importantes dans le clocher que dans la nef. Elles sont aussi de plus en plus importantes à mesure que l’on monte dans le clocher.

Ainsi, sont observés les désordres suivants :

  • un éclatement du béton d’enrobage d’une épaisseur insuffisante laissant apparaître les armatures corrodées et écaillées qui, positionnées à fleur de peau, sont apparentes ;
  • de multiples épaufrures ;
  • les planchers présentent en sous-face, des manques d’enrobages laissant voir les armatures corrodées ;
  • les poutres-support des cloches sont dans un état de dégradation avancée.

On observe également la fixation directe du beffroi en métal, sur la structure en béton du clocher. La solidarité de ces deux structures constitue un facteur aggravant pour les dégradations, à cause des vibrations découlant de l’effet de résonance.

Au regard du risque sismique, des mesures d’urgence et de sécurité sont mises en œuvre, en 2014 :

  • l’arrêt des sonneries puis la dépose des cloches ;
  • la fermeture de l’église au public ;
  • la mise en œuvre de filets de sécurité sur la tour du clocher, afin de recueillir les chutes régulières des enrobages de béton.
  • la mise en place d’un périmètre de sécurité règlementaire autour du clocher préconisée dès 2013, n’a pas été retenue par la collectivité…

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Dépose des cloches par BODET Antilles-Guyane, 2014, © NR AP

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Il est apparu nécessaire afin de mieux connaître la structure ancienne et son comportement au séisme, de faire réaliser des études complémentaires, soit :

  • des études des bétons par un laboratoire agréé par le Laboratoire de Recherches des Monuments Historiques (LRMH) ;
  • des études de sol ;
  • une modélisation 3d aux éléments finis.

Les analyses des sondages destructifs ont permis de confirmer l’hétérogénéité des enrobages d’épaisseur insuffisante, la faible résistance à la compression des bétons carbonatés (dégradés) jusqu’aux armatures gravement corrodées principalement dans les zones de faible enrobage : les planchers, les voiles ainsi que les contreforts.

La pathologie principale affectant l’église est une corrosion massive d’armatures, ayant engendré des fissurations et des pertes de matière inquiétantes au niveau du clocher. Les altérations les plus prononcées sont rencontrées dans les intérieurs des niveaux hauts du clocher.

Ces ouvrages sont incapables de reprendre les efforts sismiques, ce qui impliquerait un déchirement des contreforts au fur et à mesure du séisme.

Ce mode de ruine provoquerait un effondrement par basculement

Pathologies des bétons dans les niveaux hauts du clocher, 2014, © NR AP

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Niveaux hauts du clocher, 2012, © NR AP
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Entre autres prescriptions concernant la restauration générale de l’édifice cultuel, le parti de renforcement structurel des fondations au faîte de la tour du clocher, retient :

  • la reprise en sous-œuvre des fondations du clocher ;
  • la reconstruction de la partie haute de la tour du clocher ;
  • le renforcement de la partie basse de la tour du clocher ;
  • la restauration de tous les ouvrages en béton armés dégradés, constitutifs de l’édifice.

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Ainsi, la restauration de l’église décline trois tranches opérationnelles qu’il convient de mettre en œuvre:

Tranche 2 : Étêtage et travaux obligatoires pour ouverture au public de la nef.

Tranche 3 : Reconstruction et restauration du clocher

Tranche 4 : Travaux de restauration de l’église et du chemin de croix 

L’autorisation de travaux sur monument historique classé est délivrée à cette fin, le 26 janvier 2019.

Les enjeux de cette opération semblent importants…

Aussi, reçoit-elle, un appui financier substantiel de l’Etat et bénéficie-t-elle d'un soutien de la mission pour la sauvegarde du patrimoine en péril confiée par le Président de la République à Stéphane Bern.

A cet égard, Franck Riester Ministre de la Culture, y effectue une halte le 06 avril 2019, lors de sa visite officielle en Guadeloupe. Enorgueillis de cet honneur, tous « mettent les petits plats dans les grands », accoutrés du costume cravate sombre de rigueur.

Les engagements réciproques sont réitérés, des soutiens sont confirmés, les devoirs en retour de ceux-ci, sont réaffirmés, avec l’emphase de circonstance… ! En effet, il convient de mentionner qu’à la date de cette visite ministérielle, les services de l’Etat se sont déjà engagés financièrement depuis plusieurs mois, afin de permettre le démarrage de ce chantier.

Ainsi, la seconde tranche des travaux Étêtage et travaux obligatoires pour ouverture au public de la NEF est financée à 76,7% par l’Etat, suivant les mentions du panneau de chantier.
Panneau d’affichage au tiers de l’autorisation de travaux, mai 2019, NR AP
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En octobre 2019, tous les marchés des entreprises retenues pour l’exécution de la seconde tranche de travaux sont signés.

Début février 2020, un périmètre de sécurité autour du clocher, nécessitant le déplacement de riverains est enfin… ! mis place.
Début mars 2020, la totalité des installations de chantier est opérationnelle. Mais, le confinement consécutif à la crise sanitaire, engendrée par la pandémie de COVID-19, donne un coup d’arrêt à ce démarrage de chantier ô combien attendu.

Panneau de chantier, décembre 2019, NR AP

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Aujourd’hui, un mois après le début du déconfinement, aucune activité n’est ni visible ni audible, au-delà des clôtures de chantier. Aussi, dans ce contexte pas si simple, des questions fusent, sur fond d’entre-deux tours électoral — notamment :

  • toutes les entreprises retenues pour cette seconde tranche de travaux, sont-elles toujours, en capacité financière de l’exécuter ? Cette interrogation est suscitée par les conséquences financières médiatisées, de la pandémie, sur les trésoreries des entreprises du secteur de la construction.

  • la solidarité économique fortement recommandée aux maîtres d’ouvrage territoriaux, par les directives gouvernementales, dans le cadre de la crise sanitaire, a-t-elle été mise en place, afin de permettre le démarrage de ce chantier ? Autrement dit, TOUT a-t-il été mis en œuvre, afin de réduire les délais réputés extensibles à l’infini… des paiements administratifs ?

  • la maîtrise d’ouvrage peut-elle faire face aux surcoûts liés à l’application des mesures sanitaires réglementaires consécutives à la crise sanitaire ?

  • quand ce chantier pourra-t-il enfin, démarrer ?

  • les « nerfs de cette guerre » pour la sauvegarde de ce patrimoine classé sont-ils solides ? D’acier ? En place ? Coincés ? Froissés ? En pelote ? A fleur de peau ? A bout ? Ou à vif… ?

Si c’est une guerre des nerfs qui a lieu…, la période cyclonique commencée depuis le 1er juin 2020, et prévue active, pourrait fort avoir le dernier mot…

Nathalie RUFFIN
15 juin 2020