Perspectives
Octobre 2020


Pour une approche philosophique du patrimoine
Stéphan Levacher


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Stéphan Levacher est l’auteur de Un Chemin initiatique en plein cœur de Montmartre, publié chez Hermesia en juillet 2020. Il propose depuis peu des visites philosophiques du patrimoine. Herméneute du symbolisme patrimonial, entre autres, Stéphan Levacher présente ses cours et parcours ainsi qu’un panorama complet de ses recherches (blog) sur le site philosophiedupatrimoine.fr

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Comment peut-on continuer d’occulter la dimension philosophique du patrimoine ? Le problème, il est vrai, est que cette philosophie repose sur une interprétation des symboles dont on peut redouter le caractère trop subjectif.

On pourrait donc croire la parole définitivement perdue. Il suffirait en fait de réapprendre à lire. Nous disposons des référentiels qui permettent de comprendre le message laissé par nos ancêtres dans le patrimoine. Les réactiver, c’est retrouver l’accès à une intuition éclairée. Le symbole qui n’est pas qu’une allégorie sollicite cette intuition.

Le travail de l’herméneute aide à se relier (anagramme de relire) à ce que nos ancêtres se sont donné la peine de formuler dans le patrimoine.

« le travail de l’hermeneus est justement de traduire ce qui a été proféré d’une façon étrangère ou incompréhensible dans une langue qui peut être comprise par tous. » [H.-G. Gadamer,
La Philosophie herméneutique]

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La démultiplication des sites, des formes de formulation, leur déploiement sur tout le territoire, dans des lieux très fréquentés ou isolés, fait qu’on ne peut échapper à cette présence d’un symbolisme essentiel. Chaque génération doit se l’approprier.

« La promenade et la quête ne font que commencer. Elles doivent être poursuivies par les Amoureux de Science d’aujourd’hui et de demain, non seulement dans Paris mais dans toutes les villes et dans les villages de France, d’Europe et de multiples endroits du monde. L’héritage est encore considérable. On ne ferait pourtant que s’illusionner en ne voulant pas reconnaître qu’il s’amenuise chaque jour. En signaler la présence, partout où on la rencontre, c’est peut-être contribuer à sa sauvegarde. C’est en tout cas participer à la transmission d’éléments essentiels d’une antique mémoire où brille un
orient sans lequel l’humanité court tous les risques de se perdre. » [Bernard Roger, Paris et l’alchimie].

La
Philosophia Perennis est au fondement des sites sacrés et des Hauts-lieux. C’est la racine des civilisations. Mais comme disait Kant, dans son opuscule intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », il y a deux obstacles à l’éveil de la conscience d’un essentiel: la paresse et la peur.

Concernant la paresse : tout d’abord, ne pas rejeter a priori les référentiels que l’on ne s’est pas donné la peine d’étudier ! Sachant que la Philosophia Perennis, terme générique arrêté de façon pertinente par Aldous Huxley, se formule depuis la nuit des temps et sur l’ensemble du globe !

« Philosophia Perennis, la formule a été créée par Leibniz; mais la chose (…) est immémoriale et universelle. On trouve des rudiments de la Philosophia Perennis parmi le savoir traditionnel des peuples primitifs, dans toutes les régions de la terre, et, sous ses formes les plus pleinement développées elle trouve une place dans chacune des religions supérieures. Une version de ce Plus Grand Commun Diviseur de toutes les théologies antérieures et postérieures fut pour la première fois, mise en écrit il y a plus de vingt-cinq siècles, et depuis lors le thème inépuisable a été pris et repris, du point de vue de chacune des traditions religieuses, et dans chacune des langues principales de l'Asie et de l'Europe. » [Aldous Huxley, La Philosophie éternelle. Philosophia Perennis, 1945].

Plotin, troisième siècle après J.-C., confirme le caractère immémorial de cette façon de penser le vivant.

« Voilà pourquoi les anciens disaient que les idées sont des êtres, c’est-à-dire des réalités (…) c’est, me semble-t-il, ce qu’ont aussi compris les sages d’Égypte, soit pour l’avoir appris d’une science pleine d’exactitude, soit de façon innée, eux qui, on le sait, lorsqu’ils souhaitent exposer quelque chose de manière savante, n’utilisent pas ces caractères que sont les lettres (…), mais qui, en dessinant des images et en inscrivant sur les murs de leurs temples une seule image pour chaque chose, manifestent ainsi le caractère non discursif de l’intelligible. Ce qui veut donc dire que chaque image est une science, un savoir, une réalité particulière donnée tout d’un coup et qui ne relève ni du raisonnement ni de la délibération. » [Plotin,
Ennéades, Traité 31].

Plotin est le premier aussi à témoigner de la nécessité de faire preuve d’une certaine prudence, sous pression déjà de courants doctrinaux sectaires comme le gnosticisme (
cf. « Contre les gnostiques », Traité 33).

Pour en revenir à la paresse comme obstacle, on pourrait prétexter le caractère abscons d’une philosophie si ancienne. Le fait est que cette façon de penser moniste (tout est créé par un principe unique transcendant, sans qu’on ait besoin de parler d’un dieu quelconque) est loin d’être obsolète.

Les travaux « absolument modernes » de CG Jung ont rappelé l’importance vitale de l’activité symbolique. Sa « psychologie des profondeurs » s’inscrit dans le prolongement de la philosophie hermétique lorsqu’il débusque dans les produits de l’
inconscient les manifestations d’un processus d’individuation, de déploiement possible et harmonieux d’un inconscient. La nature imposerait à chacun d’entre nous la nécessité d’intégrer ses contenus (formulés, ex-primés par des symboles) dans le but de réaliser au mieux la totalité de l’Être. Elle opèrerait de façon plus ou moins brutale selon les résistances de l’ego et les circonstances du vécu.

C’est là sans doute qu’intervient le ressort de la peur.

Les différentes versions de la Philosophia Perennis sont une invitation à déployer toutes les potentialités en effet de notre être, selon l’axe ordonnateur de l’esprit (comme principe créateur transcendant l’ego) qu’il faut solliciter et augmenter : la Philosophia Perennis est avant tout une métanoïa.

On se confronte dès lors au « refoulé » métaphysique dont Françoise Bonardel explique les raisons modernes :

« Oscillant entre rejet de tout « obscurantisme » passé, et fascination pour l’archaïcité, la modernité tardive ne pouvait qu’être tôt ou tard confrontée à son propre « refoulé », ressurgissant sous des formes irrationnelles en général primaires et parfois même sectaires. Ceux des modernes qui [ne sont] pas réfractaires à l’esprit traditionnel, ni prisonniers d’un historicisme forcené (…) » rencontrent en Hermès « (…) l’archétype d’une démarche et d’un mode de transmission associant étroitement donation de sens et pudeur du regard (occultation) (…) » [Francoise Bonardel,
La Voie hermétique].

Mon ouvrage intitulé
Un chemin initiatique en plein cœur de Montmartre montre l’effort accompli par un grand nombre d’artistes-opérateurs, au XIXe siècle, pour réinscrire le message essentiel au cœur de la capitale.

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Le dispositif complet du Louvre constitue un exemple de marquage magistral, une autre formulation à grande échelle de cette philosophie qu’il serait temps peut-être de réapprendre à lire et comprendre. L’axe philosophique du Louvre commence en amont de la cour carrée comme centre du dispositif, très exactement rue de L’Arbre Sec avant de longer l’église Saint-Germain-L’auxerrois qui fait partie aussi du dispositif symbolique qui prend donc sa source profonde en arrière-plan de la cour carrée.

Il y avait autrefois un autre point de départ du dispositif matérialisé par le donjon du Louvre édifié par Philippe Auguste (1180-1223) et détruit sous François 1er. Le cercle de la tour représentait le point d’origine sacré de toute structure établie (individuelle, collective, architecturale, urbaine, etc.) signifiée quant à elle par la forteresse carrée du premier Louvre, et restituée plus tard sous forme de la cour carrée. Le centre transcendant, créateur et ordonnateur de toute forme, était matérialisé par le cercle visible donc du donjon. Rappelons que la circonférence d’un cercle ne peut être calculée que de façon approximative et en faisant appel au nombre
transcendant « pi » (C = πd. « C » représente la circonférence du cercle et « d » en est le diamètre. Autrement dit, la circonférence d'un cercle s'obtient en multipliant son diamètre par pi).

Rappelons également la définition mathématique du divin, ou du transcendant si vous préférez, qui circule dans l’esprit des métaphysiciens tel Pascal depuis au moins Alain de Lille (XIIème siècle) : c’est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Un autre centre existait d’ailleurs dans la configuration du Louvre de Philippe Auguste, sous forme d’un puits légèrement excentré par rapport au cercle du Donjon dans le carré des murs de la forteresse : peut-être y avait-il là un idéogramme complet montrant le centre visible d’une conscience éclairée, consciente d’elle-même et de sa responsabilité dans la création d’un monde harmonieux, équilibré, mais donnant également à percevoir un autre centre en creux, ouvert comme un puits sans fond sur le mystère des origines et de la vie jaillissant comme d’un trou noir insondable ?

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Le dispositif continue son déploiement en aval de la cour carrée, tout au long d’un alignement très précis vérifiable et matérialisable aujourd’hui grâce à Google Earth. L’axe Royal ou sacré du Louvre a été marqué au sol et réaxé par le socle de la statue de Louis XIV réalisée par Le Bernin ainsi que par la perspective ouverte comme il faut de l’Arc de triomphe du Carrousel. Il a fallu opérer cette rectification parce que la forme tardive en diapason du bâtiment achevé du Louvre, renforcée récemment par la pyramide de Pei, a ouvert un autre axe qui n’a pas vraiment de fondement, d’arrière-plan sensé, ni de perspective à longue distance (au sens propre et figuré). Cet axe non sacré, non archétypal, non informé par le principe créateur (le Un de Plotin) crée l’illusion simpliste d’un sens (une symétrie visuelle, apparente et réconfortante), beaucoup plus subtilement pensé et formulé par l’axe traditionnel. Celui-ci traverse en leurs centres les grands bassins des Tuileries, franchit la place géométriquement signifiante de la Concorde selon la visée exacte encore de l’Obélix, avant de remonter les Champs-Elysées, de passer sous l’Arc de Triomphe (place de l’Etoile) et de frôler un pignon de la Grande Arche de la Défense (un peu désaxée) ainsi que la passerelle esquissée sciemment pour former une perspective à prolonger mentalement. L’axe sacré continue sa course virtuelle à travers les méandres de la Seine puis atteint le point terrestre limite de l’église Saint-Martin d’Harfleur me semble-t-il, à l’embouchure de l’ancien canal du Havre (de paix absolue, peut-on augurer) qui mène à la Mer.

La ligne de méditation métaphysique menant jusqu’à la Manche a été réhabilitée et retracée par le Nôtre. Elle existait bien avant le Moyen-Âge. Il y a eu par la suite d’autres contributeurs œuvrant ainsi à l’objectivation de l’invisible.

Voici un aperçu très succinct de ce qui se formule tout au long de l’axe Royal du Louvre qui n’est pas qu’un
decumanus romain (comme l’a démontré Charles Imbert dans son « Paris ésotérique »)

L’axe Royal ou sacré est incliné de 26° par rapport à l’équateur. Le nombre 26 correspond au nom imprononçable de JHWH dans la Kabbale. Ce nombre signifie la dimension cosmique donc matérielle que prend le principe transcendant la raison humaine.

L’axe Royal montre comment la vie se déploie dans l’espace et le temps, et quelle harmonie et beauté elle est en mesure d’engendrer lorsque l’on ne perd pas de vue le principe qui l’informe comme il se doit. Ce principe créateur et ordonnateur est le Un, en germe dans chaque être et dans le monde. L’activation de ce germe Un auquel renvoie subtilement la légende de Saint-Germain-L’auxerrois (à lire dans la langue des oiseaux), fait que la vie n’est pas ou ne devient pas un arbre sec ! Sachant que ce Un est présent en chaque être, à chacun de favoriser son déploiement, son épanouissement. C’est la responsabilité aussi des conducteurs de peuples dont les plus connus si ce n’est les plus grands sont représentés par la statuaire du jardin des Tuileries.

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La finalité ultime du processus est l’union totale par rapprochement-compréhension de la nature même du principe, qui induirait une ouverture totale alors de la structure limitée de l’être de l’ego, limitée par l’inconscience, l’inconséquence et la peur.

Les principes du bouddhisme, avant le bouddhisme, sont inscrits en quelque sorte sur notre territoire. Ils l’ont été par de lointains ancêtres. La désignation « Louvre » peut renvoyer aux ligures, peuple autochtone qui a précédé les celtes et dont la divinité principale était Lug, qui peut donner « lou » confondu avec « loup ». Le point extrême de visée de l’axe Royal, qui se trouve à l’emplacement d’une église Saint-Martin dans le village d’Harfleur, laisse aussi supposer le remplacement d’une pierre (menhir, dolmen) de marquage immémorial de cet axe par une église (selon l’
esprit de Saint-Martin, qui a détruit ou transformé de nombreux sites païens mégalithiques), ceci à plus de 170 km tout de même du point de départ de cet axe.

Pour revenir à la cour carrée comme centre originel quelque peu modifié mais toujours actif du dispositif, remarquons tout d’abord, en levant les yeux, qu’elle est bardée de représentation hermétiques, avec notamment la répétition insistante de certains emblèmes de cette façon de penser la vie : le caducée d’Hermès, l’ouroboros, la figure de Diane chasseresse, entre autres.

La cour carrée a été minutieusement ornementée tout au long des règnes allant d’Henri II à Louis XVIII : c’est donc 300 ans de volonté et d’action continues et concertées nécessairement afin de parvenir à formuler précisément le « message » évoqué dès l’entrée de la cour carrée, coté pyramide.

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Le socle de la première statue à droite de l’entrée est l’une des seules à avoir un titre : « le Message », justement. L’orientation du bras de la figure féminine représentée nous conduit à observer immédiatement, en hauteur sur le pignon inverse, un magnifique coq solaire ceint du serpent ouroboros. Cette femme-âme nous invite donc, sans trop de mystère, à retrouver notre propre centre solaire qui se trouve quelque part, encore perdu éteint, dans les profondeurs caverneuses de notre inconscient. Comment rejoindre ce soleil intérieur dont le coq annonce par anticipation l’aurore ?

Le message à comprendre en lisant-interprétant attentivement ce qui est signifié sur trois niveaux du bâtiment pourrait débuter ainsi : Dans le carré de ta finitude, dont tu dois commencer par prendre conscience, amorce la courbe (dans le sens lévogyre de la dissolution des certitudes de l’ego) le rond d’une méditation suivie. Féconde ainsi la substance encore informe de ton âme inconsciente et sauvage, par le feu-soufre de l’esprit d’une intuition éveillée… (méditation à poursuivre in situ)

Crédits photographiques :
1 à 5 :Stéphan Levacher
6 : Tristan Nitot/Wikipédia