SECONDE VIE
Janvier 2020


Quel avenir pour l'abbaye Saint-Vincent ?
Entretien avec Éric Delhaye, Maire de Laon (02)


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La Gazette du Patrimoine : L’annonce du rachat de l’abbaye Saint-Vincent par la ville commence à faire grand bruit dans l’univers du patrimoine. Pouvez-vous nous éclairer un peu plus sur ce projet ?

Éric Delhaye : Le Conseil municipal de Laon a approuvé le 16 décembre dernier le rachat des 7 hectares du site de l’abbaye Saint-Vincent, situé en ville haute, pour un montant de 280 000 euros HT, après deux ans de discussions avec les différents propriétaires. Cette ancienne abbaye occupe le sommet du bras sud-ouest de la butte témoin de Laon. Son enceinte médiévale (remparts) d’une longueur de 1080 m enclot un terrain de près de 7 hectares en cœur de Ville. À ’abandon, la végétation était en train de coloniser rapidement les lieux ainsi que les façades du logis abbatial. Une tour d’angle du rempart avait été frappée d’un péril imminent par la Ville quelques mois auparavant, car elle menaçait de s’effondrer.

Sa position privilégiée permet des vues dominantes, notamment sur l’horizon du Chemin des Dames ainsi que sur la Cité Médiévale de la ville de Laon, et en particulier, l’une des plus belles vues sur la Cathédrale Notre-Dame-de-Laon et la Préfecture de l’Aisne. C’est une décision forte et historique pour la commune. Ce site est en effet un lieu important de l’histoire de la ville. On pense que la basilique Saint-Vincent trouve son origine dans la seconde moitié du VIe siècle sous l’égide de la reine Brunehaut par transformation de l’église Saint-Christophe. Elle fut éprouvée par l’invasion normande de 882. Elle adopte la règle bénédictine après l’an mil. Sa bibliothèque comportait 11 000 manuscrits, hélas brûlés, disparus ou pillés. En 1594, Henri IV y installe son état- major. La Révolution en fera un hôpital, puis une prison. L’évêché de Soissons remettra l’abbaye dans son giron en la rachetant en 1854 pour en faire une maison de retraite destinés aux prêtres âgés. Trente ans plus tard l’abbaye devient un arsenal. Il ne reste plus que les façades majestueuses du logis abbatial construit en 1771 sur le fronton duquel est reproduit en relief la façade de l’ancienne église qui faisait corps avec le bâtiment. L’endroit est cerné de remparts et de deux tours à l'extrémité sud-ouest. L’armée aménagera notamment les superbes caves et souterrains situés sous le logis abbatial. L’État décidera ensuite de s’en séparer en 2006 en cédant le bien à des promoteurs privés.

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La Gazette du Patrimoine : Qui était propriétaire des lieux jusqu’alors et savez-vous pourquoi l’abbaye a été laissée à l’abandon ? Depuis combien de temps ?

Éric Delhaye : Le bien appartient au groupe Nacarat, à la Financière La Magdeleine et à la SARL d’aménagement de l’abbaye Saint-Vincent depuis 2006. Avec la crise immobilière de 2008 et un terrible incendie volontaire qui détruisit la même année la toiture du logis abbatial, les projets d’aménagement prévus (logements, hôtel) ont été stoppés. S’en sont suivies d’interminables batailles juridiques entre assurances pour déterminer les responsabilités et montants d’indemnisation entre les trois incendiaires interpelés. Le jugement est intervenu à l’été 2018.

La Gazette du Patrimoine : L’édifice est-il protégé au titre des monuments historiques et, si oui, la DRAC s’est-elle prononcée quant à la faisabilité de votre projet hôtelier ?

Éric Delhaye : L'ensemble se situe dans la zone du secteur sauvegardé de Laon (décret du 6 mai 1995) et une partie du sol fait partie des espaces soumis à la protection particulière des jardins ou espace non aedificandi, le site est sujet d’une protection juridique renforcée. La quasi-totalité de l'abbaye est inscrit à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques :

• logis abbatial: inscription par arrêté du 13 juillet 1926 ;
• enceinte fortifiée, vestiges de l'ancienne église, celliers et caves: inscription par arrêté du 2 mai 1927 ;
• grand étang des moines, poudrière et sols archéologiques : inscription par arrêté du 28 décembre 1999.

En 2008, un projet ambitieux mixant hôtellerie haut de gamme, restauration panoramique et gastronomique, pôle culturel, espace sportif et de détente et logements avait été validé sur le site. La modification du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur sur ce site, permettait la concrétisation du projet. Malheureusement l’incendie de l’abbaye a figé le site pendant plus de 10 ans. Il n’y a pas à ce stade de projet hôtelier arrêté.

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La Gazette du Patrimoine : L’idée de créer une offre hôtelière haut de gamme est une idée que vous avez eu depuis longtemps, ou est-ce le fruit d’une réflexion récente ?

Éric Delhaye : La Ville de Laon bénéficie de sa proximité avec l’autoroute des Anglais. Elu en octobre 2017, j’ai lancé un plan ambitieux de redynamisation pour le Coeur de Ville. Le tourisme se développe fortement (+13% en 2018, +20% en 2019) grâce aux nombreuses animations mises en place et à l’ouverture du nouveau circuit des souterrains, véritable expérience immersive de l’histoire de la Ville. Il n’y a pas d’hôtel haut de gamme 4 ou 5 étoiles en ville, ce qui fait défaut pour une partie de la clientèle touristique et d’affaires.

La Gazette du Patrimoine : Pensez-vous qu’il existe un réel potentiel clients pour un tel établissement à Laon ?

Éric Delhaye : Plus de 200 000 visiteurs viennent chaque année à Laon, notamment à la Cathédrale (y compris les messes), essentiellement des visiteurs et des excursionnistes, individuels et groupes. Il faut retenir les éléments suivants :

• 28% de nuitées étrangères. Laon est notamment une destination d’étape pour des britanniques se rendant dans le sud de la France.

• 100 000 passages à l’Office de Tourisme par an, qui affiche une part de chiffre d’affaires sur la vente de produits (hors résa hébergement) la plus importante de l’Aisne.

•La durée moyenne de séjours est faible, environ 1,5 nuitée en moyenne, sauf pendant les évènementiels, comme celui de la Montée Historique et son défilé de voitures anciennes (environ 3 à 4 nuits).

•Le Center Parcs de l’Ailette à 10 kms au sud de Laon affiche des résultats particulièrement intéressants : 86 % de taux d’occupation, 970 000 nuitées, environ 238 000 personnes ont séjourné sur le domaine, 34% de cadres et professions libérales. L’espace consacré à la clientèle d’affaires a attiré aussi de nombreuses entreprises.

• Un projet de circuit automobile aux portes de Laon porté par l’ancien pilote anglais Jonathan Palmer se concrétise avec le démarrage des travaux et une ouverture prévue en 2021. Ce circuit est de nature à amener une nouvelle clientèle sur le territoire.

Le contexte semble donc favorable à l’arrivée d’un hôtel haut de gamme dans notre Ville. D’ailleurs des prospects nous ont contactés ces derniers mois à la recherche de sites d’exception. Une étude de marché précise devra le valider pour convaincre des investisseurs.

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La Gazette du Patrimoine : Vous êtes-vous inspiré d’un projet existant pour mener à bien votre réflexion, comme par exemple l’hôtel créé dans l’abbaye de Fontevraud ?

Éric Delhaye : Nous avons réalisé une pré-expertise avec le cabinet Artelia pour réfléchir au meilleur positionnement. Nous avons pris connaissance de différents exemples comme l’hôtel Collège des Doctrinaires à Lectoure.

La Gazette du Patrimoine : Comment ce projet est accueilli par les habitants de la ville ? N’avez-vous pas essuyé des critiques relatives à l’argent public qui risque d’être dépensé pour ce projet ?

Éric Delhaye : Le projet est plutôt bien accueilli, car les habitants se désolaient de voir le site fermé et se dégradant inexorablement. Il est soutenu par l’Association des Amis de Laon et du Laonnois. Seule l’opposition municipale critique ce rachat et l’objectif de pouvoir y implanter un hôtel haut de gamme. Ce site est suffisamment vaste pour accueillir un hôtel mais envisager aussi d’autres usages : hôtel, logements, parc et pourquoi pas plantation de vignes ? Un comité de pilotage travaillera au projet de reconversion qui devra établir un plan de composition urbaine et estimer les coûts d’aménagement.

La Gazette du Patrimoine : À vos détracteurs que répondez-vous (notamment sur le plan du financement) ?

Éric Delhaye : Une fois établies, les études urbaines, architecturales, techniques et études de marché, nous mobiliserons l’ensemble des partenaires. État, Banque des Territoires, Région, Département, Comité Départemental du Tourisme, Agglo ainsi que les investisseurs. Le site est en périmètre ORT.

La Gazette du Patrimoine : Il y a également des personnes qui s’insurgent contre un tel projet dans un ancien lieu de culte : qu’avez-vous à leur dire ?

Éric Delhaye : L’abbaye n’existe plus depuis longtemps et ne subsiste que les façades du logis abbatial. Seul un projet mixte permettra de faire renaître le site de ses cendres.

La Gazette du Patrimoine : Vous n’avez pas été retenu pour l’opération « réinventer son patrimoine » alors que vous espériez pouvoir bénéficier de cette précieuse aide financière. Vous êtes déçu ? Savez-vous pourquoi votre projet n’a pas convaincu ?

Éric Delhaye : Seuls une dizaine de projets ont été retenus en France. Nous espérions bénéficier de crédits d’ingénierie et d’une expertise particulière pour travailler sur ce projet de reconversion de l’abbaye. L’essentiel était cependant de participer et de faire connaître notre projet. Pour autant, au titre du programme Action Coeur de Ville, une fiche action a été déposée pour l’abbaye Saint-Vincent. Nous pourrons bénéficier d’autres dispositifs et/ou d’appels à manifestation d’intérêt pour financer les études et accompagner les investissements

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La Gazette du Patrimoine : Avez-vous une idée précise quant à la date de début des travaux ou, du moins, quand espérez-vous voir démarrer le chantier ?

Éric Delhaye : Non c’est un processus qui demandera du temps et de la maturation. L’année 2020 sera consacrée aux études préalables; il convientdra d’engager ensuite un appel à projet et/ou d’identifier des investisseurs, de mettre en place un plan de financement, d’engager les études d’avant-projet et de projet, de réaliser les éventuelles fouilles archéologiques. Il ne peut être raisonnablement envisagé de travaux avant 3-4 ans.

La Gazette du Patrimoine : À l’heure où de nombreux élus font le choix de détruire le patrimoine de leur commune, vous avez-fait le choix de donner un avenir au vôtre, pourquoi ?

Éric Delhaye : Parce que le patrimoine et l’histoire sont l’avenir de notre ville. Le slogan de Laon est ainsi « L’histoire a un avenir ». Je ne pouvais me résoudre à être le spectateur de la dégradation irrémédiable de ce site d’exception.

La Gazette du Patrimoine : À ces élus « démolisseurs » que pourriez-vous dire pour les convaincre de réhabiliter plutôt que de détruire ?

Éric Delhaye : La richesse de la France, c’est sa longue histoire qui a façonné nos territoires, l’architecture, les paysages. Les étrangers nous l’envient. Nous avons le devoir de préserver et de restaurer ce qui nous a été transmis et de le confier aux générations futures. Nous sommes des passeurs d’histoire.

La Gazette du Patrimoine : Avez-vous d’autres projets de réhabilitation dans votre commune ?

Éric Delhaye : Oui, de nombreux projets sont en cours et feront l’objet à court et moyen terme de travaux : 2ème tranche de restauration de la couverture et charpente de la Cathédrale Notre Dame de Laon (transepts et chœur), restauration de la couverture et des parements de la Chapelle des Templiers, unique en Europe (dossier déposé à la mission Bern), poursuite de la restauration des remparts, restauration des Grandes Orgues de la Cathédrale, réhabilitation et extension du musée de Laon pour citer les principaux projets.

La Gazette du Patrimoine : Pourriez-vous en quelques mots nous donner votre définition du mot « patrimoine » ?

Éric Delhaye : Le patrimoine, ce sont des biens matériels ou immatériels d’importance historique ou culturelle que nous avons hérités de nos prédécesseurs et que nous avons le devoir de transmettre aux générations futures.


Crédits photographiques : Eric Delhaye