Devoir de mémoire
Janvier 2020


LES Gilets bleu horizon


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Les initiatives en faveur du « Devoir de Mémoire » se multiplient sur l’ensemble du territoire. En voilà une qui mérite d’être connue et reconnue. Rencontre avec « Les Gilets Bleu Horizon » qui œuvrent pour honorer la mémoire des soldats de la Première guerre mondiale originaires de Seine Maritime et de l’Eure.

À l’origine de ce collectif, Alain Raoul

Devenu lecteur aux Archives départementales de la Seine-Maritime en 1980, il a pu reconstituer l’arbre généalogique familial. Parmi les membres de sa famille, quatre soldats sont morts en 14-18 : un oncle, un grand-oncle et deux petits-cousins. Il a pu reconstituer leur parcours militaire et se recueillir sur trois tombes à Saint-Jans-Cappel, Notre-Dame-de-Lorette et Sarrebourg. Il savait que son petit-cousin, François Trogoff, était mort à Bolbec en Seine-Maritime, sans imaginer qu’il puisse y être enterré.

En 2014, via le site généalogique Généanet, il reçoit le message d’un membre : « Est-ce que François Trogoff est de votre famille ? » La municipalité de Bolbec avait entamé une procédure de reprise des concessions comprenant 95 tombes de Poilus. Fort de son expérience, il décide alors, en collaboration avec la mairie, de reconstituer l’histoire du carré militaire et cela a été une formidable aventure. Un travail de recherche, une passionnante enquête (des noms effacés sur certains monuments, cinq inconnus). Aujourd’hui le carré militaire a été refait à neuf.  C’est à partir de là qu’il lui est venue l’idée de continuer ce travail de mémoire à Montville, commune où il réside et, entouré de quelques amis, cela s’est enchaîné au niveau départemental. Le collectif « Les Gilets Bleu Horizon de la Seine-Maritime » est né (mars 2019).


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Nous avons voulu en savoir plus et avons interrogé Isabelle Lenormand, membre de ce collectif et coordinatrice des Gilets Bleu Horizon de l’Eure. Isabelle Lenormand est née en 1958 à Rouen. Professeur de Français retraitée, attachée au devoir de Mémoire.

La Gazette du Patrimoine : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est exactement le « mouvement » Les Gilets Bleu Horizon ?

Isabelle Lenormand : Lorsque le souvenir des commémorations du centenaire de la grande Guerre s’estompera, qui se souviendra ? Qui se souciera encore des soldats qui reposent dans leur village ? C’est à partir de cette réflexion que l’idée de répertorier les tombes des combattants de la Seine-Maritime et de l'Eure nous est venue afin qu’à notre humble niveau la mémoire soit entretenue longtemps après le Centenaire. Nous sommes un collectif de passionnés unis par la même volonté : veiller à la sauvegarde et à la réhabilitation des carrés militaires par les municipalités afin que tout corps de soldat mort durant la "Grande Guerre" trouve une sépulture digne ; repérer également les tombes familiales contenant des corps de soldats et sur lesquelles les noms ne sont plus lisibles, pour les signaler et proposer un nettoyage par les municipalités ; sauvegarder, autant que faire se peut, les monuments familiaux tombés en déshérence et qui font l’objet d’une mesure de reprise de concession. Les concessions à perpétuité n’existent plus et les communes ont besoin de faire de la place dans leur cimetière. Nous intervenons auprès des maires pour proposer des solutions de conservation de la sépulture des combattants, peu chères et pérennes. Ces tombes ne doivent pas être détruites, et les noms ne doivent pas s’effacer.

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La Gazette du Patrimoine : Au fait, pourquoi « bleu horizon » ?

Isabelle Lenormand : Le « bleu horizon » est la couleur de l’uniforme des militaires français à partir de 1915, car nous ciblons exclusivement les morts pour la France tombés dans ce conflit, vu l’urgence d’intervenir. Ce nom évoque aussi l’humain, l’idée du « bleuet », c’est-à-dire à la fois le jeune combattant inexpérimenté, et la fleur symbole des blessés et des mutilés.

La Gazette du Patrimoine
 : Quelles actions menez-vous actuellement, et quels sont vos projets ?

Isabelle Lenormand : Nous avons dans un premier temps effectué un travail minutieux aux archives départementales de la Seine-Maritime et de l’Eure, pour retrouver les listes des convois qui, de 1921 à 1926, ont rapatrié les corps des soldats tués au front, afin que les familles qui en avaient fait la demande puissent les inhumer « à la maison » -les autres corps, non réclamés, reposent dans des nécropoles nationales entretenues par l’État. Le processus de retour des corps, permis tardivement par une loi de 1920, a été administrativement complexe. Ensuite, il a fallu patiemment saisir tous les noms et les renseignements utiles sur une base de données. Nous avons recensé 3970 noms pour la Seine-Maritime, et 1726 pour l’Eure. Enfin, le travail sur le terrain consiste à arpenter les cimetières concernés, rechercher les tombes de nos Poilus, les photographier, signaler aux municipalités les tombes abandonnées, prendre- rndez-vous avec les élus pour éviter les reprises de concessions, et proposer des solutions de réhabilitation.

Il nous faut donc mener une campagne active de recrutement de bonnes volontés, et animer nos groupes sans nous décourager. Nous sommes conscients que ce travail va nécessiter des années. Nous sommes confiants, car nous rencontrons souvent chez les maires une ouverture et une écoute qui nous rassurent et nous confortent dans notre démarche.

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La Gazette du Patrimoine : Quels sont vos liens avec « Le Souvenir Français » ou avec les structures plus officielles en charge du « devoir de mémoire » ?

Isabelle Lenormand : M. Serge Barcellini, Président du Souvenir Français, nous observe d’un regard bienveillant. Mais le Souvenir Français ne peut pas tout. Il a en principe un champ de compétence qui s’arrête aux carrés militaires, même si dans les faits, les comités restaurent souvent aussi les tombes particulières. Cependant, les bénévoles du Souvenir Français se raréfient, les subventions aussi, et le Souvenir Français propose parfois des arrangements qui me paraissent personnellement discutables, comme exhumer les corps pour les rassembler dans une fosse avec un petit monument. Cela nous paraît plus compliqué administrativement et plus coûteux qu’un nettoyage ou une restauration de sépulture, et présente l’inconvénient de faire disparaître la tombe originelle. Enfin, il n’y a pas, loin de là, des comités du Souvenir Français partout sur nos deux départements. On est étonné parfois de l’état des tombes de soldats dans certains cimetières parce que personne ne s’en occupe. Ces soldats ne doivent pas mourir deux fois.

La Gazette du Patrimoine : Pourquoi avoir voulu vous investir dans une telle mission ?

Isabelle Lenormand : Pour Alain Raoul, c’est une très ancienne passion. Il est lui-même très investi dans le monde combattant et les cérémonies mémorielles au cours desquelles il assure la fonction de porte-drapeau officiel. Pour moi, elle est plus récente et date du début des célébrations du Centenaire de la guerre de 14-18, et un peu avant, avec la découverte, dès sa mise en ligne, du fichier « Mémoire des Hommes » du ministère de la défense. J’y ai immédiatement cherché, et retrouvé, la trace de mon grand-père tué au Chemin des Dames, et de son frère, mort également. Ensuite, j’ai participé très activement au collectif « Un jour, un Poilu » qui nous a permis de relever le défi de la vérification, la correction et l’indexation de 1 800 000 fiches avant le 11 novembre 2018. Mais notre but essentiel, dans la mission que nous nous sommes donnée, c’est de protéger un patrimoine immatériel : le souvenir des Poilus et de leur sacrifice, tout en préservant un patrimoine matériel : leur sépulture. C’est cela qui nous motive, même si la passion des archives mène à l’addiction, en ce qui nous concerne !

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La Gazette du Patrimoine : D’après-vous, que pourrions-nous tous faire concrètement pour lutter contre l’oubli des soldats dans les cimetières ?

Isabelle Lenormand : Tout passe par la connaissance. En tant qu’enseignante j’ai constaté que mes élèves étaient réceptifs et sensibilisés dès lors qu’on leur montrait des pierres, des monuments, des archives. La jeunesse nous sauvera ! On peut faire participer des jeunes à des chantiers de nettoyage par exemple, et ainsi leur faire partager le plaisir de réhabiliter ensemble un « petit patrimoine » tout en cultivant en eux la curiosité et l’intérêt pour le passé. D’autres peuvent adhérer à notre démarche en photographiant les tombes.

La communication est un moyen d‘action important pour nous, en direction des élus, des administrations et du grand public. Les communes ont un rôle de proximité à jouer, par l’incitation à la fréquentation des cérémonies du souvenir, par la diffusion des histoires de vie de leurs soldats, par l’encouragement donné à des clubs ou des associations d’histoire locale, ou de généalogie pour laquelle on se passionne de plus en plus, et naturellement par la part que prend ce poste dans leur budget. Plus largement, nos politiques doivent prendre conscience que la loi de 1920 n’est plus adaptée. Il faut un texte qui interdise aux municipalités de laisser les tombes individuelles dans un état d’abandon, et les oblige à rénover ou réhabiliter. Alain Raoul avait à cet effet pris rendez-vous avec une Sénatrice de Seine-Maritime… hélas le jour de la catastrophe de Lubrizol. Nous allons revenir à la charge.

Enfin, c’est une question de citoyenneté et d’éthique : comment oublier ceux qui sont morts dans ce qu’ils croyaient être une guerre juste, pour notre liberté et pour des arrière-petits-enfants qu’ils ne connaîtraient jamais ? Notre démarche s’inscrit dans un travail de Mémoire et d’Histoire débarrassé autant que faire se peut des affects mais conscient des enjeux.

Liens utiles :

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Crédits photographiques : Gilets bleu horizon