Parole d'élu


Philippe Dorthe : bordelais un jour, bordelais toujours


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Philippe Dorthe

Président du Grand Port Maritime de Bordeaux
Conseiller Régional de la Région Grande Aquitaine
Président de la Maison d'Aquitaine à Paris
Conseiller régional délégué auprès du Président au Patrimoine et délégué en charge du projet Lascaux
Conseiller Départemental de Gironde
Président fondateur du festival ICRONOS (Festival international du film d'archéologie de Bordeaux).

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La Gazette du Patrimoine : Le patrimoine, vous êtes tombé dedans tout petit. Quel fut le facteur déclenchant ?

Philippe Dorthe : J’ai toujours été fasciné par le patrimoine, d’abord de manière inconsciente, parce que lorsque l’on est adolescent, on est fasciné par quelque chose sans en avoir l’analyse. C’est plus tard que j’ai eu l’analyse de cette fascination-là. En fait, j’ai été fasciné par l’éternité du geste. J’ai toujours trouvé dans le patrimoine, notamment dans le patrimoine architectural, un intérêt pour le souci du détail qui m’a permis par exemple, dans un site architectural bâti, de voir les marques des outils, frappées au bon endroit et à la bonne force, pour façonner la pierre qui a servi à construire l’édifice. Derrière ce coup d’outil, moi j’y vois l’outil, le manche de l’outil, la main qui tient l’outil et je vois l’intelligence de celui qui a tenu l’outil. J’y vois également l’éternité du geste. Car l’outil a été tenu il y a trois cents ans, mille ans, deux mille ans et, s’agissant d’art pariétal, c’est encore beaucoup plus ancien. Je trouve toujours dans ces gestes l’intelligence de la personne. Moi qui n’ai pas une inclination particulière pour les croyances religieuses, je crois en tout cas aux forces de l’esprit. C’est ça qui m’a passionné et qui m’a donné cet intérêt pour la restauration du bâti ancien.

La Gazette du Patrimoine : Vous vous êtes investi corps et âme pour le port de Bordeaux dont vous êtes maintenant le Président. Pourquoi une telle passion pour ce lieu ?

Philippe Dorthe : Le port de Bordeaux est l’entité majeure de la ville. Aujourd’hui, nous sommes dans une société de l’immédiat qui n’a plus de références à l’histoire et au passé, comme s’il fallait faire fi du passé. Et si l’on fait fi du passé, on fait fi de soi-même puisque nous sommes déjà le passé de nos enfants. Il y a une phrase que j’aime beaucoup à ce sujet-là : « s’intéresser au passé n’est point être passéiste , c’est savoir se forger sur les épaules des anciens, pour voir plus loin qu’eux ».

Bordeaux c’est un port et sans le port, pas de ville. Cette ville s’est bâtie autour depuis l’antiquité Romaine il y a deux mille ans, et donc cette réalité historique est aussi la réalité du développement économique de Bordeaux qui, d’ailleurs au XVIIIe siècle, a eu un développement qui laisse un goût amer puisque Bordeaux doit en partie son essor économique au commerce triangulaire, c’est-à-dire la traite des noirs, à l'instar de Nantes ou Saint Malo.

Mais cela fait partie de l’histoire et je me suis toujours intéressé à l’histoire de ma ville, et le port est en quelque sorte le récit de ma ville. J’ai été administrateur du port et aujourd’hui j’ai eu le grand honneur d’avoir été élu Président du Grand Port Maritime. Je suis devenu le gardien de cette référence du passé, mais je m’inscris aussi dans la continuité, pour que le port puisse toujours jouer un rôle et développer l’économie de notre ville et de notre région. Le port de Bordeaux est une structure qui a toujours créé de l’emploi productif, de l’emploi industriel, mais industriel c’est un gros mot aujourd’hui, c’est pour cela qu’il faut dire productif, c’est-à-dire, un emploi "à forte valeur ajoutée ». Quand on réinjecte de l’emploi productif notamment lié à l’activité navale, on peut redonner de la dynamique à sa ville tout en gardant la base de son histoire, en l'occurence le port. Je rappelle que nous avons un port en centre ville, un pôle naval magnifique datant de la fin du XIXe siècle dont la remise en état est déjà bien avancée. Donc c’est un challenge et je suis fier d’avoir été reconnu comme celui qui pouvait aider à la redynamisation de ce port qui a énormément périclité.

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La Gazette du Patrimoine : Vous vous êtes beaucoup investi dans le projet Lascaux, c’est pourtant loin du patrimoine maritime. Pourquoi ce projet vous tenait-il autant à cœur ?

Philippe Dorthe : Je m’occupais du patrimoine en général et du patrimoine traditionnel, bien avant que je ne m’occupe du patrimoine maritime. Il y a eu obligation de fermer la grotte de Lascaux et même d’en interdire son accès à la colline sur laquelle il y avait déjà la réplique « Lascaux 2 », à cause des parkings et du trafic des véhicules. À cause des gaz d’échappement et du monoxyde de carbone qui ,par capillarité, s’infiltraient et la santé de la grotte originelle était fortement impactée. Il a été décidé par le ministère de la Culture de « sanctuariser » la colline, c’est-à-dire qu’on ne pouvait plus massivement visiter Lascaux 2. Est né alors le projet de construire un second facsimilé, avec cette fois les techniques les plus modernes. Projet cofinancé par le département de la Dordogne, Par la Région Aquitaine, par l’État et l’Europe. Mais comme ce sont le Département et la Région qui ont mis les plus fortes sommes, à savoir 17 millions d’euros chacun, des comités de pilotage ont été mis en place. Et comme je suis reconnu comme un élu du patrimoine, mon Président, Alain Rousset, m’a proposé de représenter la Région dans les structures de gestion du projet Lascaux 4 et la gestion de l’exposition itinérante de Lascaux 3. C’est comme ça que je me suis retrouvé avec des responsabilités dans ces dossiers. Pour un élu issu du monde du patrimoine et de l’archéologie, avoir la possibilité de travailler sur un dossier comme celui-ci, cela n’arrive qu’une fois dans sa vie, parce que l’on ne fait pas tous les jours des facsimilés de Lascaux. D’ailleurs, heureusement, car cela coûte beaucoup d’argent. Cela a coûté près de 58 millions d’euros. Ce projet m’a permis de rencontrer les plus grandes sommités du monde de l’archéologie, de la préhistoire et cela fut passionnant.

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La Gazette du Patrimoine : Vous êtes à l’origine du projet de réhabilitation d’un bateau pour en faire une résidence étudiante. Comment vous est venue cette idée et ne pensez-vous pas que ce projet pourrait être dupliqué sur tout le territoire ?

Philippe Dorthe : Les étudiants ont de plus en plus de mal à se loger, notamment dans les grands centres urbains où les locations sont très onéreuses. Or, il se trouve que Bordeaux est un port avec un bassin à flot, c’est à dire un bassin qui n’est pas soumis aux marées, puisqu’il est fermé par des écluses. Il y a deux ou trois ans, un grand paquebot fluvial de 115 mètres de long, qui était en avarie, était là pour au moins deux ans et qui ne servait à rien. Il était vide, il n’y avait que le capitaine dedans et un mécanicien. Il m’est venue l’idée de proposer à l’armateur, plutôt que de le laisser vide, de louer à un tarif qui correspond au tarif des chambres d’étudiants, les 80 ou 100 cabines. Dans un premier temps, l’armateur a été séduit par l’idée, mais comme c’était un bateau toujours en activité, il était trop compliqué de mettre en œuvre les obligations légales. Donc nous avons laissé tomber ce projet, mais moi je n’ai pas laissé tomber l’idée. J’ai demandé au Président de la Région, Alain Rousset, d’envisager d’acheter un paquebot fluvial en fin de vie (il y en a beaucoup en Hollande par exemple) et de le faire venir à Bordeaux afin l’utiliser pour y créer des chambres d’étudiants.

Cela permettrait à environ 70 étudiants d’avoir des chambres de qualité pour un prix modéré et, en plus, de garder un souvenir inoubliable de leurs études en ayant habité un tel lieu. Cette idée est bien entendu duplicable partout où l’on peut emmener des paquebots fluviaux. Cela serait d’ailleurs bien moins coûteux d’acheter un bateau réformé, que de faire construire. Au point de vue des normes de qualité, les cabines existantes sont souvent déjà conformes et donc le coût de réhabilitation d’un paquebot serait bien inférieur au coût de la construction d’une résidence étudiante. Et en plus, cela permet de sauver un patrimoine, car ces bateaux-là, même s’ils ne datent pas de trois siècles, peuvent être considérés comme des éléments patrimoniaux.

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La Gazette du Patrimoine : Quelle est votre plus belle réussite patrimoniale ?

Philippe Dorthe : En dehors de Lascaux — parce que ce n’est pas ma réussite, car je ne suis que le représentant de la collectivité initiatrice du projet, — ma plus belle réussite patrimoniale personnelle « physique » est d’avoir été l’initiateur de la sauvegarde de la commanderie de l’Entre-deux-mers de Sallebruneau, où le chantier fonctionne encore et qui est un site extraordinaire qui est au cœur géographique de l’entre-deux-mers. L’Entre-deux-mers étant le territoire qui se trouve entre la Dordogne et la Garonne. Cette commanderie est aujourd’hui sauvée. Enfin, la ruine de cette commanderie a été stabilisée — car il n’est pas question de la reconstruire, — mais nous l’avons sauvée d’une destruction assurée.

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Pour cette commanderie j’ai parlé de fierté « physique ». Mais ma plus grande fierté personnelle, c’est d’avoir créé Icronos, le Festival International du Film d’Archéologie de Bordeaux qui est un véritable outil de médiation du patrimoine. Le premier festival a eu lieu en 1988. Le 32e va avoir lieu en octobre 2020. C’est un festival qui fonctionne bien depuis plus de trente ans et qui a fait « des petits ». Il y a ce même festival en Italie, en Suisse, en Grêce, en Allemagne… et même dans l’Orégon. Nous avoons même organisé un festival à New-York. Alors que nous n’étions que des amateurs, nous avons mis en place cet outil qui paraissait improbable il y a trente ans. À l’époque, j’étais allé voir le Directeur régional de l’Archéologie, qui m’avait dit que cela ne fonctionnerait pas, car il n’existait pas de films sur ce sujet. Pourtant nous avons fait un « carton ». Et c’est la réussite d’Icronos et des festivals qui ont suivi qui a sensibilisé les programmateurs de télévision aux films d’archéologie et du patrimoine. Aujourd’hui, il existe même des chaines spécialisées sur le sujet.

La Gazette du Patrimoine : Et quel est votre plus grand regret ?

Philippe Dorthe : Mon plus grand regret, c’est de ne pas avoir pu sauver le Pont du Pertuis, alors que j’ai mené un combat sans relâche pendant des mois. Le pont du Pertuis était le pont des bassins à flot de Bordeaux. Elément remarquable de l’architecture industrielle de la fin du XIXe siècle, qui était un pont tournant qui passait sur un pertuis. On passait ce pertuis et on arrivait dans un second bassin à flot. L’administration et la ville de Bordeaux, souhaitant faire passer des poids-lourds à cet endroit, ont estimé que le vieux pont avait vécu et ils ont décidé de le détruire. Je me suis battu pour le faire reconnaître comme monument historique faisant partie intégrante des bassins à flots de Bordeaux. Je n’ai pas été entendu, notamment par Alain Juppé qui m ‘avait reçu à ce sujet, et le pont a été démoli. Cela a vraiment été un drame pour moi et mon plus grand échec. D’ailleurs, pour la petite histoire, le pont qui a été reconstruit est trop petit et le deuxième bassin à flot ne peut plus être utilisé pour des actions économiques dignes de ce nom. Donc, non seulement on a détruit un monument historique, mais de plus on a empêché le développement économique de ce second bassin.

La Gazette du Patrimoine : Vous êtes également un passionné de photographie. D’ailleurs, vous exposez certains de vos magnifiques clichés. D’où vous vient cette autre passion ?

Philippe Dorthe : J’ai appris la photographie j’avais onze ans, dans un stage des Éclaireurs de France. Il y avait au choix des stages de reliure, de gravure, de photographie et, moi, j’ai choisi la photographie — ce qui m’a immédiatement passionné. J’ai appris à développer, à tirer et à prendre des photos et quand je suis revenu de ce stage de 15 jours, mes parents qui étaient enseignants ont compris que j’étais passionné et mon père m’a amené le samedi suivant chez un photographe de Bordeaux pour m’acheter le laboratoire avec les cuvettes, les agrandisseurs, enfin tout le matériel nécessaire pour développer mes photos. J’ai toujours eu l’œil. Cette connaissance de la photographie a été d’une grande importance quand j’ai commencé à faire de l’archéologie. Cela m’a permis de faire des rapports de fouilles et cela m’a été très utile. J’ai continué la photo même après cette époque, puis bien entendu je me suis mis au numérique. J’essaie de retranscrire, à travers mes photos, la passion que j’ai pour le patrimoine et surtout pour les gestes, comme je l’évoquais au début. La passion du geste sur des objets manufacturés par l’homme. Que ce soient des pierres, des portes, des serrures, et maintenant des lieux qui laissent une trace sur l’activité de l’homme, en particulier les friches industrielles. Je retrouve dans la photographie la figuration de ce que je ressens par rapport au patrimoine. Comme je ne me représente à aucune élection dans quatorze mois, ni aux régionales, ni aux départementales, je sais que je ne vais pas m’ennuyer, car je vais pouvoir encore plus me concentrer sur cette passion.
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La Gazette du Patrimoine : Cette rubrique s’intitule « Paroles d’Élu ». Vous êtes toujours membre du Conseil Régional d’Aquitaine, mais vous avez clairement exprimé votre envie de vous retirer de la vie politique. Pour quelles raisons ?

Philippe Dorthe : J’ai été élu quatre fois à la Région. Je suis le plus ancien Conseiller Régional de la Grande Aquitaine, avec son Président. J’ai été également élu quatre fois Conseiller Général (Conseiller Départemental), donc j’estime aujourd’hui avoir fait un peu le tour de la question. Je n’ai plus rien à me prouver par rapport à mes mandats, et peut-être aussi que le nouveau monde qui nous est proposé aujourd’hui me convient peu, parce que je ne le comprends pas. J’ai l’impression de ne pas avoir vraiment le logiciel pour ça.

Nous vivons dans un monde global où internet a pris le pas sur tout, les élus n’ont quasiment plus de pouvoir et ont même perdu le respect de la population. Aujourd’hui, c’est la finance qui dirige tout, y compris les réseaux sociaux. Nous sommes aujourd’hui dans une société de l’immédiateté, dans laquelle il n’y a plus aucune référence à l’histoire. J’ai aujourd’hui 63 ans, j’ai toujours beaucoup aimé les gens et je pense que pour m’avoir réélu pendant vingt ans, les gens m’appréciaient. Mais si j’aime toujours les gens, je ne les comprends plus trop, donc je pense qu’il est temps d’arrêter et de laisser la place à ceux qui souhaitent la prendre. Je m’intéresserais toujours à la politique, ne serait-ce que par rapport à ma fonction de Président du Port, mais je ne souhaite plus m’y investir.

La Gazette du Patrimoine : Pour conclure, quelle serait votre définition du mot patrimoine ?

Philippe Dorthe : Le patrimoine est la propriété de ceux qui n’en ont pas. Le patrimoine est l’identité de notre récit commun. Pour moi, le patrimoine ne doit pas être traité comme un objet inerte que l’on restaurerait pour lui-même, mais on doit le restaurer pour le réinjecter dans la vie du quotidien. C’est la raison pour laquelle je suis très attaché aux projets de réhabilitations, même si les destinations premières des édifices sont détournées. Comme c’est le cas pour certaines églises désaffectées qui trouvent un second souffle en étant transformées en hôtels ou même en habitations. Encore une fois, même si le patrimoine est notre récit commun, il est de notre devoir de ne pas le figer. Et, d’ailleurs, le fait de ne pas le figer, c’est également créer de nombreux emplois, c’est créer de l’économie et de la richesse pour nos territoires.