Les jeunes s'engagent
Février 2020


« Une traction pour Jean Moulin »
Des collégiens au service de la mémoire


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Eric Skrzypcsak (au premier plan) travaille au collège Jean Moulin de Montceau-les-Mines (71300) depuis 1998 en tant qu'ATRF (Adjoint Technique de Recherche et de Formation) et il est en charge du fonctionnement du laboratoire de Physique/ chimie / SVT en concertation avec les enseignants de ces disciplines.

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La Gazette du Patrimoine : Eric Skrzypcsak, vous êtes donc le Président de l’Association « Une Traction pour Jean Moulin », pourriez-vous nous décrire les grandes lignes de ce projet ?

Eric Skrzypcsak : L'idée initiale — oh combien atypique ! — était tout simplement de réaliser, avec la participation active de jeunes collégiens, un véritable mémorial roulant en l'honneur de la Résistance française et de son unificateur Jean Moulin. Ensuite, il s'agissait des faire entendre ce message à d'autres collégiens du département. Le véhicule emblématique de ces années de guerre a été sans discussion la Citroën Traction avant. Elle a été visible sur tous les théâtres du conflit, du sable du désert au froid glacial de Stalingrad, tantôt utilisée par les belligérants, tantôt par les résistants. Quoi de plus normal !— cette voiture était la meilleure ! La production de cette auto s'est poursuivie après-guerre, jusqu'en 1957.

Aujourd'hui, avec l'aide de la jeunesse qui s'engage, cette traction aux attributs FFI (Forces françaises de l'Intérieur) est celle qui a vocation de sauver symboliquement la mémoire de Jean Moulin auprès des nouvelles générations. Après 10 années d'existence, ceux qui ne retiennent de la philosophie et du contenu de notre projet que « Traction = Gestapo », je ne peux définitivement rien pour eux.


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La Gazette du Patrimoine : Comment vous est venue cette idée ?

Eric Skrzypcsak : Fin 2010, un appel à projet de clubs pour occuper les jeunes pendant la récréation du midi a été lancé par la Principale du collège de l'époque, Madame Bonnard. J'ai eu l'envie de vivre de façon concrète un lien particulier avec les jeunes collégiens que je rencontrais souvent, mais sans échange direct. J'ai répondu favorablement en premier à cet appel, mais en tant que personnel non enseignant (cela aura des conséquences importantes pour la suite). J'ai réfléchi à ce qui pourrait être réalisé au collège d’un peu novateur, autour de la personnalité de Jean Moulin, en mettant en place une action avec des jeunes, pour honorer celui-ci de façon originale.

Quelques années avant, j'avais restauré un scooter Terrot de 1953 et la passion de la mécanique m'habitait toujours. Et puis j'avais aussi une pensée particulière pour mon grand-père et mon oncle, tous deux déportés en 1944 et jamais revenus du camp de Neuengamme.

Difficile d'expliquer le cheminement d'un esprit qui sort des sentiers battus. Mais bon, en partant d'absolument rien d'autre que la simple idée de restaurer une véritable traction 11B de 1940 naîtra fin 2010 un mémorial roulant pour les futures générations. Grâce à un démarchage auprès des jeunes de toutes les classes, le club Traction est lancé. Ce sera un combat au jour le jour de plus de 7 années pour faire vivre un rêve que les jeunes nommeront affectueusement Titine.

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La Gazette du Patrimoine : Fallait-il qu'ils se portent volontaires ou est-ce la réalisation d'un projet pédagogique au sein de l'établissement, et avez-vous été soutenu par l’Éducation nationale ?

Eric Skrzypcsak : Oui, les jeunes sont tous volontaires, et cela concerne toutes les classes, de la 6ème à la 3ème. Les encadrants sont tous entièrement bénévoles. Je suis le seul à être salarié du collège. Je précise que nous n'avons aucun moyen de « pression » sur nos élèves. Si un jeune veut nous quitter, il le fait, sans avoir peur d'une mauvaise note par la suite. Ces jeunes ont un mérite considérable. Derrière la porte, pendant qu'eux nettoient les pièces, les autres jouent au foot.

Il faut savoir que dans l'Éducation nationale — même si l'on essaie de s'ouvrir au monde extérieur — tout se construit et tourne autour de l’enseignant. En particulier, les projets d’établissement pédagogiques et, par voie code conséquence, les moyens qui leur sont affectés. Le club « Une Traction pour Jean Moulin » n'a jamais été considéré comme un projet d'établissement, car il n'était pas dirigé par un enseignant et n'a jamais pu attirer en son sein l'un de ceux-ci. C'est affligeant, mais c'est la règle de fonctionnement en vigueur. La notoriété grandissante du club a fait que nous avons pu bénéficier d'un local permanent au sein du collège, par le biais d'un arrangement interne. L’Éducation nationale n'ira guère plus loin dans la reconnaissance de ce combat de l'ombre. Aucun Recteur n'ayant encore, à ce jour, rendu une visite de courtoisie à la belle dame en noire, malgré toute la beauté pédagogique qu'elle induit et malgré le beau message de la jeunesse qu'elle véhicule. La seule solution de survie a été, pour nous, de nous transformer en association en 2011, afin d'assurer la pérennité de nos travaux.

Je fais tout de même une distinction entre le collège Jean Moulin et l'institution Éducation nationale. Je ne suis pas certain que les sphères du Ministère de l'Éducation soient au courant de nos exploits, même par le petit bout de la lorgnette. Comme je l'ai dit plus haut, la Principale de l'époque a dit oui à notre projet, d'autant plus rapidement que celui-ci était le seul sur son bureau. Je pense aussi que cette décision locale n'avait pas vocation à être inscrite dans la durée, et c'est logique. Qui aurait misé un kopeck sur la probabilité qu'une Traction puisse être offerte par Jean louis Gargot (un barbu que les jeunes appelleront le père Noël) ? Qui aurait pu imaginer l'arrivée de la voiture au collège — escortée par ses cousines — pour restauration complète ? Et tout cela, au début, avec un soutien réel des média ! Cette action, entamée sans aucun moyen, allait devenir le projet que nous connaissons. Et nous avons fait des émules — je songe au « Scarabée d'or » à l'ENSAM de Cluny pour ne citer qu’eux.


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La Gazette du Patrimoine : Quel âge ont les jeunes participants ?

Eric Skrzypcsak : De 11 à 16 ans, pour les plus vieux. Actuellement, nous avons une nouvelle génération. Les premiers « Don Quichotte » sont maintenant à l'université, pas loin de leurs premiers diplômes universitaires et certains sont à présent dans la vie active. Maisis bien qu’éloignés, ils reviennent parfois voir leur Titine.

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La Gazette du Patrimoine : Les élèves ont-ils répondu facilement à votre appel ?

Eric Skrzypcsak : Je n'ai jamais eu de problèmes de recrutement. La première génération est restée soudée de la 6ème à la 3ème. Cette génération aura effectué tout le démontage du véhicule, le nettoyage, toute la partie ingrate et « grasse » des opérations et qui aura — insuffisamment à leur goût — participé à la noble partie du remontage. L'effectif fluctue entre 8 et 14 volontaires. Plus, cela deviendrait trop difficile à gérer, car chacun doit avoir une occupation spécifique et en respecter les règles de sécurité.

La Gazette du Patrimoine : Sont-ils à l'origine de la restauration complète du véhicule ? :

Eric Skrzypcsak : Oui à 80%. Tout ce qui a pu être réalisé sur place dans les règles de l'art et sans danger. 100% du démontage (tout a été démonté) et du long nettoyage, mise à nue de toutes les pièces mécaniques et électriques, 100% du moteur et de la BDV, 100% des freins, des peintures de pièces peu exigeantes, des réglages... Les travaux de carrosserie, de chromage, de finition de peinture extérieure et de sellerie ont été effectuées par des professionnels mais, à chaque fois, les jeunes se sont déplacés et ont suivi les travaux. Ils y ontparfois même participé. Bref, ils ont toujours su rester des acteurs privilégiés de la restauration de Titine. Cela a été une expérience intergénérationnelle formidable.

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La Gazette du Patrimoine : Vous avez participé au centenaire de la marque Citroën en 2019. Votre présence a-t-elle été remarquée ?

Eric Skrzypcsak : Nous avons été invité par « L'Aventure Peugeot-Citroën », dans le cadre des 100 ans Citroën, au Salon International de la Porte de Versailles, le prestigieux « Rétromobile Paris 2019 ». Nous remercions Xavier Crespin, directeur de l'Aventure Peugeot-Citroën et Jean Louis Poussard, président de l'association de la Traction Universelle.
Quelle belle reconnaissance de la valeur de notre restauration ! Titine est belle, et sa restauration est une réussite de la voix même de ses « pères ». Une belle reconnaissance de l'engagement de nos jeunes et de la possible valeur ajoutée de leurs travaux. Cependant, les retours médiatiques n'ont pas été à la mesure de nos espérances — que ce soit dans la presse spécialisée ou à la télévision.

La Gazette du Patrimoine : Quand on interroge ces jeunes mécaniciens en herbe au sujet de cette aventure, quelles sont les premières impressions ?

Eric Skrzypcsak : Ils ont une vision différente de celle des adultes. Ils se rendent compte rapidement que l'on n’a rien sans rien et que le résultat est souvent à la mesure de leurs propres motivations. Les nombreux échanges intergénérationnels ont permis d'ouvrir et d’améliorer leurs relations auprès de l'adulte et leurs capacités à travailler en groupes.


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La Gazette du Patrimoine : Coté financement, qui vous a permis de mener à bien cette restauration ?

Eric Skrzypcsak : Ce qui nous a permis de réussir notre projet, c'est tout d'abord notre passage obligé en association loi 1901. Nous avons ensuite déposé des dossiers auprès de différentes institutions publiques ou fondations privées, sollicité des dons en numéraire, en prestation, en matériel venant d'entreprises, de particuliers, d'autres associations de Traction, etc.. La liste est longue et je ne veux pas me risquer à oublier qui que ce soit, car même la plus petite aide nous a toujours était utile à un moment donné. Tous ces acteurs sont mis en valeur sur nos affiches et dans notre blog. Le restauration complète de Titine a nécessité environ 20 000 € de trésorerie. Un grand merci à tous ceux qui ont participé.


La Gazette du Patrimoine : Pensez-vous que ce genre de projet soit plus simple à mettre en place qu'un autre, parce qu'il s'agit de transmission du savoir et de la mémoire auprès des jeunes ?

Eric Skrzypcsak : Oui et non. Je dirai que les portes se ferment moins vites. Il est parfois plus facile d'approcher par ce biais le simple citoyen que l'officine patriotique dédiée. Nous avons eu l'occasion de rencontrer des personnes sincères, en action et en phase avec leur mission et, pour d'autres, absolument pas. Les associations patriotiques ont un fonctionnement par nature militaire et peu enclin à la nouveauté et aux nouvelles technologies. Les administrateurs n'ont plus grand chose à voir aujourd'hui avec leurs prédécesseurs au passé de Résistants. Aucune de ces officines et cercles dédiés n'a répondu à nos appels à l’aide. Les associations locales patriotiques nous ont toutes aidés à la mesure de leurs moyens, donc faiblement. Je regrette le peu (voir l'absence) d'implications des officines départementales qui semblent se contenter de l'existant. L'absence de l'accréditation officielle « Education nationale » nous a également fait cruellement défaut sur certains montages de dossiers. Sur le plan national, nous remercions l'Union Fédérale des Anciens Combattants qui a permis à un de nos jeunes de recevoir la médaille de bronze de la ville de Paris ainsi que le service historique et d'archives du SGA (Société Générale des Archives).

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La Gazette du Patrimoine : Maintenant qu'elle est restaurée, où va être exposée cette Traction ?

Eric Skrzypcsak : Aujourd’hui, Titine est dans son rôle d'ambassadrice de la mémoire, de mémorial roulant, un beau message véhiculé par la jeunesse et pour la jeunesse. Nous répondons donc favorablement à toutes les invitations de commémorations à caractère patriotique, comme tous les ans à Melay par exemple, lieu symbolique de l'atterrissage de Jean Moulin en 1943. Nous avons un outil rare et beau à notre disposition, dans la mesure où les forces vives et les institutions jouent également leur rôle de passeurs de mémoire. Restaurer ce « mémorial » n'a pas été une petite affaire, mais le faire vivre sur les routes de la mémoire n'est pas plus aisé.

Un appel est donc lancé à tous ceux qui veulent bien prendre la peine de diffuser ce message de la jeunesse et faire connaître la qualité de la restauration de Titine. N'hésitez pas à nous proposer vos manifestations, vos supports médiatiques, vos encouragements… Pour informations, la deuxième étape de notre projet initial était de monter avec les jeunes un spectacle autour de Titine sur la Résistance et d'aller le montrer à d'autres collégiens dans le département. Comme je le souligne, l'outil et l'envie sont à disposition ; il manque seulement un soutien, un accompagnement plus affirmé au niveau du département et de l'Éducation nationale. Le Principal actuel, M. Perrier, fait cependant son possible pour que notre activité perdure au sein du collège. Nous avons été tout de même prévoyants. En cas de dissolution de l'association, il est prévu statutairement que le véhicule soit donné à un musée dédié à la Résistance.

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La Gazette du Patrimoine : Quel est le plus beau souvenir de cette aventure ? Pour vous, pour eux ?

Eric Skrzypcsak : Pour moi, la découverte fortuite et la mise en relation avec un ancien Résistant, Jean Pierre Tortillet, déporté le même jour, dans le même train et dans le même camp que mes grands-parents. Lui seul a pu revenir et a eu mon oncle comme voisin de nuitées pendant quelques semaines. Incroyable, mais vrai. Pour eux, je pense que c'est la visite de la cellule de Jean Moulin à la prison Montluc de Lyon, ainsi que les rpremiers soubresauts de Titine sur ses roues.

La Gazette du Patrimoine : Avez-vous un second projet en préparation ? Si oui, pouvez-vous nous dévoiler lequel ?

Eric Skrzypcsak : Oui, mais c'est plutôt un troisième. Nous avons en effet été assez discrets pour différentes raisons sur la restauration d'une Jeep Willys de 1942 ayant appartenu à un ancien Résistant et Compagnon de la Libération, André Jarrot, ancien ministre et maire de notre ville. Cette restauration de deux années est en passe de se terminer d'ici très peu de temps. Nous avions avec les jeunes des projets liés à une rencontre hypothétique entre l'armée américaine et la Résistance. Les mauvaises surprises mécaniques ne nous ont pas permis de monter à temps un spectacle l'année passée, à l'occasion du 75ème anniversaire du débarquement.

La nouvelle génération se fait la main en parallèle sur un ancien vélo à tringleries du début du XXe siècle et pour la partie moteur sur celui d'une tondeuse. C'est commode, pratique, et pas cher. Nous sommes donc à nouveau sur une étape de transition et à la recherche d'un nouveau challenge de sauvegarde du patrimoine industriel roulant.

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La Gazette du Patrimoine : Quelles impressions garderez-vous de ce travail mené en collaboration avec ces collégiens ?

Eric Skrzypcsak : Travailler avec les jeunes a été pour moi une source de satisfactions et m'a permis de tenir le cap contre vents et marées, car le moral n'a pas été toujours au beau fixe, loin s'en faut. Maintenant, la joie de voir tous nos efforts récompensés par la jeunesse retrouvée de Titine  est un bonheur sans égal — bonheur que nous offrons volontiers à tous ceux qui ont cru à la réussite de ce challenge atypique de sauvegarde d'un véhicule d'époque dans notre collège.

La Gazette du Patrimoine : Cette rubrique s'intitule « Les jeunes s'engagent ». Que diriez-vous aux jeunes générations, afin de les convaincre de s'engager pour le patrimoine et la mémoire des territoires dont ils sont, sans le vouloir vraiment, les gardiens ?

Eric Skrzypcsak : Les jeunes ont besoin de repères, de règles strictes, ils ne refusent pas l'effort, la discipline et la compétition. Ils ont le besoin de ressentir une certaine fierté d'eux-même par le biais de leur travail. Mais ils demandent et ont besoin d'un véritable coup de pouce, qui ne peut venir que de l'institution — à travers un adulte passeur d'expériences.

L'adulte, l'éducateur, se doit de leur proposer des projets ambitieux, peu importe s’ils paraissent a priori impossibles. Il faut faire rêver cette jeunesse encore plus concrètement que par le truchement des jeux vidéo. Il faut éveiller leur curiosité, émoussée par notre société actuelle de consommation et de cloisonnements rigides. Donner confiance à la jeunesse, c'est la clef de tout. Elle est toujours capable de nous étonner en restaurant d'anciennes plaques de fonte, en remontant d'anciens murets, en nettoyant d'anciens monuments, en préservant le patrimoine industriel ... L'amour et le respect des belles choses devraient être généralisés par des actions concrètes et obligatoires dans toutes les écoles de France. La jeunesse a du talent, à nous tous de le valoriser.

Notre patrimoine est notre mémoire collective, mais il n'a jamais été aussi en danger. Alors aux jeunes je n’ai qu’une chose à dire : engagez-vous utilement parce que vous le valez bien. Engagez-vous pour que toutes les belles choses perdurent
autour de vous et pour vous.

Pour nous contacter et pour en savoir plus :

Eric Skrzypcsak
Président
Association « Une Traction pour Jean Moulin »
Collège Jean Moulin
BP187
71300 Montceau-les-Mines

Tél : 0601835057
une-traction-pour-jean-moulin@gmx.fr
www.une.traction.pour.jean.moulin.over-blog.com

Crédits photographiques © Une Traction pour Jean Moulin