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Février 2020


Casanova en Angleterre


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Philippe Romanski

Agrégé de l'Université
Maître de Conférences
Université de Rouen

Il y a presque 10 ans jour pour jour, des manuscrits exceptionnels de Giacomo Casanova, dont l'unique exemplaire de Histoire de ma vie, ont été acquis par la Bibliothèque nationale de France en février 2010, après des années de recherche. Il aura fallu débourser 7 million d'euros pour entrer en possession de ce texte qui, parce qu'il est rédigé dans une langue française d'une extraordinaire vivacité, est nul doute un immense morceau de notre patrimoine littéraire. Ce mois-ci, nous nous penchons toutefois sur un épisode, somme toute peu connu, qui conduisit le vénitien le plus francophile et francophone à se rendre en Angleterre.

Casanova jeune peint par son frère Francesco Casanova (entre 1750 et 1755)

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Même si Casanova professe la méfiance à l’égard des anglais, peuple décidément « à part » (« Il y a un nombre d’idées qui ne sont faites que pour des têtes anglaises » [II, 810]), l’Angleterre exerce sur lui une fascination à laquelle il ne peut résister et qui le conduit à évoquer l’endroit à de nombreuses reprises dans ses Mémoires. C’est le lieu de publication, écrit-il au détour d’une description d’un « casin » vénitien, d’une des éditions de l’Histoire de Dom Bougre, portier des Chartreux, œuvre pornographique de J.-Ch. Gervaise de Latouche agrémentée d’estampes lascives dont le mérite « consistait dans la beauté du dessin plutôt que dans la lubricité de l’attitude » [I, 750]. C’est aussi l’espace éventuel de la fuite amoureuse avec M. M., la mystérieuse religieuse du couvent S. Maria degli Angeli, à Murano (« Je me verrais obligé à t’enlever et à aller t’épouser en Angleterre » [I, 765]). Ainsi que l’évadé des « Plombs » affirme l’avoir confessé à Voltaire, ce pays offre à ses yeux des libertés individuelles inconnues sous le gouvernement aristocratique de Venise (« La liberté dont nous jouissons n’est pas si grande que celle dont on jouit en Angleterre « [II, 423]).
Portrait de Casanova , attribué à Pierre-Antoine Baudouin (vers 1755).
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Mais parler de l’Angleterre est plus qu’insuffisant pour Casanova ; aussi la signature des accords de paix, en février 1763, entre la France, l’Angleterre et l’Espagne, va-t-elle accroître, de manière décisive, son envie de « passer pour la première fois en Angleterre » [II, 805]. S’il veut « absolument aller voir l’Angleterre » [II, 805] et « y passer un an » [II, 841], c’est d’abord en raison d’une curiosité insatiable. Ayant résidé en de nombreuses villes d’Italie (Padoue, Naples, Rome, Mantoue, Parme, Florence, Modène, Turin), ayant vécu à Constantinople, Corfou, Dresde et Augsbourg, connaissant la Hollande et la Suisse et multipliant des séjours plus ou moins longs en France depuis 1750, ce voyageur impénitent, « citoyen du monde », ne conçoit pas de s’arrêter en si bon chemin et, fidèle à sa devise (« Fata viam inveniunt » [I, 102, 512, 858]), il se demande, par conséquent, si « la fortune [lui sera] favorable en Angleterre » [II, 911]. Voyager est pour le joueur qu’il est une manière de tester sa chance, bien plus qu’aux cartes où il aime trop à « corriger la fortune » - en d’autres termes à tricher. Partir est une façon de mettre à l’épreuve sa séduction, ses stratagèmes et subterfuges auprès des hommes et des femmes de l’ailleurs. En se déplaçant, Casanova s’inflige une ordalie - qu’il veut délicieuse. Passer les frontières n’a pas pour objet de capitaliser les expériences, de faire de la vie un empirisme. Casanova est de ceux qui voient en la vie un prétexte sans cesse renouvelé à ce que le philosophe Georges Bataille appelle la « consumation intense ». Voyager, c’est vérifier sans cesse qu’il est possible de recommencer pour mieux se dépenser. La virginité essentielle - la sienne et celle des autres - est au prix de la répétition excessive du don de soi.

Casanova a, en outre, une tout autre raison pour s’intéresser de si près à ce qui se passe outre-Manche. Il est le père, ou tout au moins imagine-t-il l’être (ou, encore, veut-il que nous le croyons), de Sophie, fille de Thérèse Imer, plus connue à Londres sous le nom de Thérèse Cornelys, alors à la tête de Carlisle House, l’une de ces grandes maisons de plaisirs où se presse la plus haute société : « J’avais dans la tête le projet d’ôter de ses mains ma fille, qui devait avoir dix ans, et qui était devenue, comme sa mère me le mandait, un prodige en beauté, en grâces et en talents. [III, 75] ».

Or, un certain nombre d’éléments d’ordre chronologique nous permettent de mettre en doute, non pas la mémoire, mais la bonne foi de Casanova. Sophie naquit le 15 février 1753 à Bayreuth et fut baptisée sous les noms de Wilhelmine-Friederike. Comme Casanova affirme lui-même avoir aimé Thérèse pour la première fois, « non pas en enfants, mais en vrais amoureux » [II, 111], à Venise « au commencement de la foire de l’Ascension 1753 » [II-113] il est évidemment exclu que Sophie puisse être sa fille naturelle. En vérité, Casanova, qui affiche une prédilection particulière pour les nymphettes, imagine probablement un rapprochement quelque peu différent avec cette jeune fille. D'ailleurs, il s'en faudra de peu, une fois en Angleterre, pour que Casanova, arborant le même masque du père aimant, ne se mette à jouer un tout autre rôle :

« Sophie toute riante se cacha sous la couverture quand elle me vit paraître ; mais d’abord que je me suis jeté sur le lit près d’elle, et que j’ai commencé à la chatouiller, elle mit dehors son minois, que j’ai couvert de baisers, et je me suis servi des droits de père pour voir entièrement comment elle était faite partout, et pour applaudir à tout ce qu’elle avait, qui était encore très vert. Elle était très petite, mais faite à ravir. Pauline me vit lui faire toutes ces caresses, sans me supposer l’ombre de malice, mais elle se trompait. Si elle n’avait pas été là, la charmante Sophie aurait dû éteindre d’une façon ou d’une autre le feu que ses petits charmes avaient allumé dans son papa. [III, 172-173] ».
Teresa Cornelys, gravure (vers 1765)
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C’est en juin 1763 que Casanova embarque pour l’Angleterre. À Calais, toujours fastueux, il affrète un navire pour lui seul. Or, le duc de Bedford, ambassadeur d’Angleterre, venant de Versailles et « pressé de retourner à Londres » [III, 126], affirme avoir lui aussi nolisé par lettre ce même bateau. Le propriétaire du « paq-bot » [III, 126] prétendant pour sa part ne jamais avoir reçu ce courrier, Casanova a, manifestement, le bon droit pour lui. C’est alors que s’ensuit un long marchandage entre les deux hommes. Le duc de Bedford demande à Casanova de lui céder le navire, alors que ce dernier, saisissant « l’occasion de faire ce petit cadeau à l’ambassadeur d’Angleterre » [III,126], lui propose en retour de profiter de l’embarcation sans bourse délier. L’un déclinant de revendre « la marchandise qu’[il a] achetée » [III, 126], l’autre refusant une politesse qu’il juge bien trop grande, la situation semble bloquée, jusqu’au moment ou le duc de Bedford propose à Casanova de payer chacun une moitié de cette traversée. Cet épisode peut paraître insignifiant, mais il annonce d’emblée, mais de manière contenue, les fâcheux auspices sous lesquels s’inscrit le séjour de Casanova en Angleterre : tension, froideur, ingratitude larvée. L’augure est en outre confirmé et aggravé, après une traversée de deux heures et demie, par le rituel d’inspection douanière : « Le lendemain, la visite des commis pour voir si j’avais des contrebandes me parut fort ennuyeuse, impertinente, indiscrète, et même indécente ; mais il fallut la souffrir et dissimuler [III, 127] ».

Portrait de Casanova, Raphaël Mengs, vers 1760.

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Casanova n’a rien à déclarer. Si ce n’est un présent dont on a pas voulu. Et qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur ce point : en un mouvement qui serait celui de l’antonomase, ce cadeau que l’Angleterre refuse, c’est Casanova lui-même.

Casanova observe cette « île de l’Europe » [III, 135] qui ne se définit que dans la dissemblance. L’eau qui la ceinture et celle de la Tamise ne ressemblent à aucune autre. « Les bêtes à corne, les poissons et tout ce qu’on mange est différent en goût de ce que nous mangeons », écrit-il aussi, déconcerté [III, 127]. Casanova aime la soupe, et l’on n’en sert pas dans les tavernes : elle est de toute façon considérée ici « comme une grande dépense, parce que les domestiques mêmes ne veulent pas manger du bœuf avec lequel on a fait du bouillon » [III,146]. Il reconnaît que leur « bœuf salé au lieu de bouilli est excellent » [III, 146], mais, élément éloquent, le cuisinier anglais qu’il engage se voit chargé de lui préparer, outre les plats favoris de sa nation, de « la poularde et des ragoûts français » [II, 146]. Casanova apprécie le vin, mais c’est ici une boisson coûteuse, la terre anglaise n’étant pas propice à la culture de la vigne : « Rien n’est plus beau que les chemins de l’Angleterre, et rien n’est plus riant que sa campagne, il n’y manque que la vigne. Particularité du sol très fertile de cette île qui ne peut pas donner du vin. » [III, 209]. Quant à la bière, il ne s’y habitue point : « j’ai essayé de m’accoutumer à la bière ; mais j’ai dû la laisser en huit jours. L’amertume qu’elle me laissait n’était pas soutenable » [III, 146]. Casanova aime danser ; à Londres, note Chantal Thomas, « aucune chance de furlane » [Thomas 108] - ou, s’il fallait nuancer ce propos, tout au moins, pas le dimanche, où danse, musique et jeu sont prohibés. Tout comme, avant lui, Johann Wilhelm von Archenholtz, un autre voyageur étranger en Angleterre, Casanova perçoit le lien étroit existant entre l’obligation du « Sunday observance » et un éthylisme poussé à l’excès - le gin étant encore à l’époque, en Angleterre, une des premières causes de mortalité :

« on n’ose ni jouer, ni donner des concerts ; des espions qui marchent dans les rues de Londres écoutent attentivement quelle espèce de bruit on fait dans les parloirs des maisons, et, s’ils peuvent juger qu’on y joue ou qu’on y chante, ils se cachent où ils peuvent, et d’abord qu’ils voient la porte ouverte, ils se glissent dedans, et ils mènent en prison tous les mauvais chrétiens qui osent ainsi manquer de respect au très saint dimanche, qu’on peut cependant sanctifier en allant aux tavernes s’amuser avec des bouteilles et des filles dont Londres fourmille. [III, 143] ».

Cette terre anglaise est en fait, paradoxalement, « une mer qui a des bancs de sable, ceux qui y naviguent doivent la parcourir avec des précautions. [III, 149]. Les rues de Londres font partie de ces hauts-fonds, car, pense Casanova, elles ne sont pas aussi sûres que celles de Paris. Aussi est-il périlleux pour un personnage de son rang de s’y promener autrement que dans une chaise à porteurs :

« Un homme habillé pour aller à la cour n’oserait pas marcher à pied par les rues de Londres ; un portefaix, un fainéant, un polisson de la lie du peuple lui jetterait de la boue, lui rirait au nez, le heurterait pour l’exciter à lui dire quelque chose de désagréable pour avoir une raison de se battre à coups de poings. [III, 140] ».

Mais surtout Casanova est ici un étranger et, si l’on doit en croire son ami le prince de Ligne qui le décrit, dans ses Mémoires, comme ayant un teint « africain » [Childs 300], il est assez facile de s’apercevoir qu’il n’est pas du cru. Et, à cette période, ainsi que le souligne Dorothy George, « all foreigners in London who had an outlandish look were liable to be roughly treated, or at least abused, by the mob » [George 137]. En outre, puisque « [foreigners] were generally classed indiscriminately as French » [George 138], Casanova, de manière ironique, se voit ainsi conféré, parce qu’il n’est pas anglais, cette même nationalité qu’il lui arrive de convoiter. L’Angleterre fait de Casanova un étranger, certes, mais tout au moins celui qu’il désire être. S’éloigner de la France, en passant par l’Angleterre, c’est déjà revenir en France. « Dum fueris Romae, Romano vivito more » [III, 147] - peut-être, mais encore faut-il que les Romains en question le désirent.
Augustus Hervey, Thomas Gainsborough (1767-68)
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Parvenir à naviguer sur cette terre, c’est aussi se méfier de ces autres écueils que sont les émules de Dick Turpin, ces voleurs de grands chemins, qui, comme le souligne Sir Augustus John Hervey - qui sans doute sait de quoi il parle puisqu’il est officier de marine - sont susceptibles de vous rançonner poliment aux abords les plus immédiats de Londres :

« Vous sortez de Londres tout seul dans un fiacre pour aller faire une visite à un ami, qui demeure dans un village à deux ou trois milles. À moitié chemin un homme leste saute sur le marchepied de votre voiture et vous demande la bourse, tenant un pistolet devant votre poitrine. [III, 149] ».


Si Casanova se dit très satisfait de son cicérone et de ses mises en garde (« Cette leçon de sir Auguste me fit un plaisir infini » [III, 149]), la loi anglaise le laisse néanmoins des plus perplexes, en ce en raison des paradoxes qu’elle génère. Ainsi, bien que le « highwayman » ne soit pas une figure exclusivement anglaise - Cartouche et Mandrin sont des exemples bien français -, la différence réside dans l’impossibilité de réagir en Angleterre comme Casanova l’aurait fait en France, ou ailleurs, en arguant l’autodéfense (« Si j’ai un pistolet, je le tue » [III 149]). Ici, en effet, se défendre peut mener tout droit à la potence : « Si vous le tuez, vous serez condamné à mort par la loi, car vous n’êtes pas le maître de la vie d’un anglais » [III, 149]. Et puis, sans aller jusqu’à recourir à la violence, traîner quelqu’un devant les tribunaux pour avoir gain de cause n’est pas si simple. Douglas Hay, dans Albion’s Fatal Tree : Crime and Society in Eighteenth-Century England, a remarqué, en effet, qu’il n’était pas rare que les pires malandrins puissent se voir tirés d’affaire précisément grâce à la loi et à ses subtilités :

« Many prosecutions founded on excellent evidence and conducted at considerable expense failed on minor errors of form in the indictement, the written charge. If a name or date was incorrect, or if the accused was described as a ‘farmer’ rather than the approved term ‘yeoman’, the prosecution could fail... Prosecutors resented the waste of their time and money lost on a technicality ; thieves were said to mock courts which allowed them to escape through so many verbal loopholes. [Hay, 32-33] ».

De même, et à l’inverse, quelle est cette justice qui prend en compte avec autant de facilité la parole de ceux qui accusent ? On se souviendra de Amy, la servante du roman de Defoe, Roxana, qui, pour se débarrasser de la fille de sa maîtresse, jure que cette dernière lui doit de l’argent et la fait ainsi emprisonner à White Chapel. Ce peut être une dette ou, plus grave encore, comme le sous-entend Ange Goudar, une accusation de pédérastie, crime puni de mort en Angleterre. Et quand bien même serait-il nécessaire de trouver des témoins pour corroborer de douteuses allégations, le problème est loin d’être insurmontable :

« La facilité de trouver des faux témoins à Londres est quelque chose de fort scandaleux. J’ai vu un jour un écriteau à une fenêtre, où on lisait en majuscules le mot témoin, pas d’avantage. Cela voulait dire que la personne qui logeait dans l’appartement faisait le métier de témoin [III, 275] ».

Casanova affirme d’ailleurs avoir été lui-même victime de ce genre d’accusation non fondée (« Vous êtes accusé, et l’accusation est confirmée par deux témoins, que vous voulez balafrer la figure d’une jeune fille » [III, 270]) et de s’être ainsi retrouvé à la prison de Newgate, où il n’y passa qu’une demi-heure, dans l’attente de « cautions », autrement dit de témoins de moralité pouvant répondre de lui (« deux honnêtes Anglais, dont vous aurez mérité l’estime, et qui savent que vous n’êtes pas un scélérat » [III, 271]).

Première page du manuscrit autographe d'Histoire de ma vie

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La loi semble régner en affirmant l’égalité de tous - riches et pauvres - devant elle. Mais, comme le souligne également Douglas Hay, il ne faut pas se laisser prendre au jeu des apparences :

« ‘Equality before the law’ also implied that no man was exempt from it. It was part of the lore of politics that in England social class did not preveserve a man from the extreme sanction of death. This was not, of course, true. [Hay, 33] ».

Cependant, pour que le mythe de l’égalité perdure, il faut de temps à autre un exemple, à la portée symbolique suffisamment forte pour frapper les consciences durablement :

« Undoubtedly the most useful victim in this respect was Lawrence Shirley, Lord Ferrers, who killed his steward, was captured by his tenantry, tried in the House of Lords, sentenced to death, executed at Tyburn, and dissected ‘like an animal’ as the publicists never tired of repeating... An enormous literature surrounded his execution in 1760, much of it devoted to celebrating the law. [Hay, 33-34] ».

L’événement est de taille et il fit grand bruit dans toute l’Europe. Rien d’étonnant donc à ce que l’affaire soit évoquée par Casanova trois ans après : « C’est le frère du lord Ferex (sic) qu’on a fait mourir par les mains du bourreau parce qu’il a tué son valet de chambre. » [III, 148.]

Lawrence Shirley, Lord Ferrers, gravure de 1810

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Qu’un pair du royaume ait pu être pendu n’est pas sans l’inquiéter. Et ce d’autant plus que Casanova, dont la noblesse est pure invention, sera également accusé - à tort, semble-t-il, une fois de plus - d’avoir tenté d’escompter une fausse lettre de change auprès du banquier Lee de Lombard Street. Et Casanova sait ce que cela signifie en Angleterre : « Je voyais devant mes yeux la potence inévitable » [III, 320]. Le banquier est, lui aussi, sans ambiguïté quant au sort qui attend Casanova s’il ne règle pas cette affaire au plus vite : « Ne perdez pas de temps, car il s’agit de votre vie. » [III, 320.] En effet, on ne badine pas avec ce qui, ici, équivaut à un meurtre :

« Again and again the voices of money and power declared the sacredness of property in terms hitherto reserved for human life. Banks were credited with souls, and the circulation of gold likened to that of blood. Forgers, for example, were almost invariably hanged, and gentlemen knew why : ‘Forgery is a stab to commerce, and only to be tolerated in a commercial nation when the foul crime of murder is pardoned’. » [Hay, 19].

Fausses accusations, faux témoins, fausses lettres de change. L’Angleterre paraît sans cesse manœuvrer afin de repousser Casanova. L’amertume de la bière se transforme très vite en amertume tout court.

Et il y a cette langue. Elle aussi lui résiste. C’est celle de l’écueil, de l’échouage. Si, pour Casanova, le français reste l’idiome idéal d’une perfection aristocratique et libertine, l’anglais ne l’inspire pas. Ce n’est, de toute façon, pas tant une langue que du « bruit de paroles » [III, 126]. Dès le début, plus il tente d’utiliser ce bruit pour nommer les choses, plus ces dernières refusent la dénomination : « paq-bot » [III, 126], « paquet-bot » [III, 127], « paquebot » [III, 201, 322]. Casanova, percevant la nature à la fois rétive et labile de l’anglais, refuse de l’apprendre et, agacé, se contente dès lors de l’aborder par le biais de transcriptions très personnelles : Pale-male [III, 132], Covengarde, Drurilaine [III, 138], Drurilene [III, 147], White-ale [III, 154], Hai-marcket [III, 155], Chirincras [III, 277], Marybone [III, 279]. Parfois, mais c’est bien involontaire, l’approximation phonétique semble trahir, comme par lapsus, l’état d’esprit de Casanova : c’est ainsi que « Greenpark » se transforme en « Grim-parc » [III, 148], c’est ainsi que le vert devient sinistre. Le mépris qu’il a pour cette langue prend parfois le chemin d’une imitation parodique, où la déformation du lexique est alors un phénomène voulu. Au sujet d’un joueur anglais, Casanova écrit : « Il vint à la banque ne disant pas autre chose que oudioudouser » [II, 465].

« N’entendant pas l’anglais » [III, 202], Casanova profite au mieux des occasions où ceux et celles qu’il croise peuvent converser dans la langue de Voltaire, mais tous ne sont pas également doués ou ne sont pas disposés à faire des efforts : « [Le comte de Guerchi] me présenta à George III qui me parla, mais si bas, que je n’ai pu y répondre que par une inclination de tête » [III, 139]. Le quotidien de Casanova est, en fait, celui d’un isolement croissant et difficilement supportable pour cet homme qui sait si bien briller en société : « puisque toujours seul, je m’ennuie » [III, 159]. Casanova seul. Casanova sans une compagne. La situation est inédite : « je m’ennuyais parce que je n’avais pas une bonne amie au lit et à table » [III, 161]. Le libertin Lord Pembroke donne pourtant à Casanova l’adresse d’une taverne où il peut, selon lui, avoir « les plus jolies filles de Londres » [III, 155]. Curieux, il s’y rend. Mais celles qu’on lui présente le rebutent. Parce qu’il ne maîtrise pas la langue, Casanova ne peut être que simple observateur (« je me tenais là tranquille à voir les allants et les venants » [III, 202]) et il ne peut donc séduire et être séduit aussi bien qu’il le désirerait. Trop penser est peut-être un obstacle au plaisir (« Il cazzo non vuol pensieri » [I, 113 ; II, 68]), mais jouir passe aussi par la compréhension du discours de l’autre. C’est ainsi qu’il en vient à refuser les charmes de la célèbre hétaïre Kitty Fisher : « Accoutumé à n’aimer qu’avec tous mes sens, je ne pouvais me livrer à l’amour me passant de l’ouïe. Elle s’en alla » [III, 248].

Tout se passe, en fait, comme si, en ces lieux, Casanova était privé de l’usage et des plaisirs de la parole : rien d’étonnant alors à ce qu’il en vienne à mettre une petite annonce dans un journal londonien afin de recruter, par écrit, une compagne. Le procédé n’a rien de commun à l’époque. Et il n’est surtout pas, ainsi que le sous-entend Fulpius-Gavard « ingénieux » [Fulpius-Gavard 106.] Ce stratagème n'est que le fruit du désespoir. L'affaire est, au vrai, si peu glorieuse que certains commentateurs vont jusqu'à passer sous silence toute la période anglaise de la vie amoureuse de Casanova et n'hésitent pas à déformer la chronologie des événements : « Puis après s'être arrêté brièvement à Paris, il se rend en Angleterre. Quelques semaines plus tard (sic), il est à Berlin. » [Rostand 132.]

Portrait de Casanova, par Johann Berka (1788)
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Prostituées, courtisanes ou femmes du monde, toutes ou presque le laissent froid. Et lorsqu’elles l’enflamment, c’est pour mieux l’éteindre. C’est le cas de cette « ladi » [III, 155], qui, se donnant à lui un après-midi dans un carrosse, feint de ne pas le connaître quelques jours plus tard dans un salon : en effet, ici, « ces folies-là ne forment pas un titre de connaissance » [III, 155]. Cet épisode, comme certaines recommandations de Milord Pembroke (« C’est une petite coquine qui fera tout son possible pour vous attraper » [III, 223]) aurait dû conduire Casanova à se méfier d’une autre femme, Mademoiselle de Boulanvillier, alias Mademoiselle Augspurgher, alias « la Charpillon ». Jouant franc-jeu, elle le prévient d’emblée. C’est pour elle une gageure que de rendre amoureux Casanova et de le faire « après souffrir des peines infernales par [ses] traitements » [III, 221]. Son nom même invite à des déclinaisons inquiétantes : charpie, harpie, pillage, échantillon, champion, champignon (bien sûr vénéneux : « Elle savait déjà que je goûtais le poison, et même que je l’avalais » [III, 241]). Casanova va consacrer son temps, son énergie et son argent, mais tout cela ne suffit pas à obtenir les faveurs tant espérées de cette « putain » [III, 251, 275] qui, n’ayant cesse de se refuser, entreprend ainsi de le tuer à petit feu : « Ce fut dans ce fatal jour au commencement de septembre 1763 que j’ai commencé à mourir et que j’ai fini de vivre. J’avais trente-huit ans » [III, 221-222]. L’on songe à Dante : « Nel mezzo del cammin di nostra vita ». L’Angleterre devient alors un enfer ; Casanova, comme Dante, se retrouve au milieu de sa vie -  s’il on en croit les Écritures la durée de vie moyenne est de soixante-dix ans [Psaumes 90:10] - dans une sylve obscure. Toutefois, l’ironie est de taille, puisque, d’une certaine façon, et contrairement à Dante, qui lui est réellement sorti du droit chemin (« la diritta via »), c’est l’abstinence forcée, la chasteté imposée qui conduit Casanova à voir en Londres une forêt sauvage, et en la Charpillon - trompeuse Béatrice - l’instrument du Malin. Dante, de nouveau sur « verace viala », se retourne et peut, soulagé, contempler ce à quoi il a échappé :

E come quei che con lena affannata
uscito fuor del pelago alla riva,
si volge all’ acqua perigliosa e guata.

Vue de la Tour de Londres (vers 1780)

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Le Vénitien, quant à lui, prend le chemin inverse et se dirige vers les flots pour s’y engloutir. Agacé au plus haut point par le manège de cette pseudo sainte-nitouche qu’il surprend couchée avec son perruquier, Casanova, furieux, rosse ce dernier et passe le surplus de sa colère sur les meubles. La Charpillon, épouvantée, s’enfuit, rentre au bercail et se met, dit-on, à souffrir de convulsions. Son état est jugé critique. L’on prétend qu’elle est sur le point d’expirer. Un « ministre de l’Evangile » succède au médecin [III, 257]. Honteux, se sentant responsable, Casanova décide de mettre fin à ses jours. Dante nous le rappelle au treizième chant, le second giron du septième cercle de l’enfer est l’endroit qui attend les violents contre eux-mêmes, les suicidés. Mais qu’importe, puisque se conserver en vie, c’est se trouver « à l’enfer toutes les fois que l’image de la Charpillon » [III, 257] se présentera à son souvenir. En un mouvement ironique, celui qui, pour revenir à la vie, s’était échappé des « Plombs », remplit maintenant ses poches de balles de cette même matière et prend la décision « d’aller [se] noyer dans la Tamise à la Tour de Londres » [III, 257]. Le mouvement est en fait doublement ironique si l’on se souvient que, pour Casanova, l’Angleterre est à l’époque, un de ces pays où les alchimistes tentent de transmuter des substances métalliques « viles », tel le plomb, en or ; Casanova, lui, en effet, en transformant son or en plomb (il l’achète), bouleverse toute la métaphysique que recouvrent les allusions métallurgiques de l’Art Royal. Point ici de perfection de la création, point d’exhaussement de l’homme, mais une annihilation complète.

Il y a deux causes dirimantes au projet de suicide de Casanova. C’est d’abord l’apparition d’un Virgile paradoxal en la personne du chevalier Agar qui, le trouvant dans cet état, l’invite à passer la soirée en sa compagnie et à se joindre à « une partie carrée » [III, 259], au son d’un orchestre d’aveugles - dont la cécité lui dessille les yeux. D’autre part, c’est la vision soudaine, le lendemain, dans la rotonde de Ranelagh House, de la Charpillon, dansante et, manifestement, en excellente santé [III, 262]. Casanova, à la vue de ce revenant, meurt et renaît symboliquement : « N’ayant pas pu me mener à la mort, elle me donna une nouvelle vie. » [III, 262]. Si la vita nuova de Dante est celle qui désincarne l’amour, celle de Casanova lui redonne une dimension bien physique. Casanova redevient « libertin de profession » [III, 299], c’est-à-dire, cynique, sans pitié et soupçonnant en chaque jeune femme une possible scélérate (« Sont-ce des Charpillon ? » [III, 295]). Casanova a beaucoup appris. C’est ainsi qu’il réussit à avoir, tout à tour, précisément sur le mode du chantage financier que la Charpillon lui a enseigné, les cinq filles d’une « dame hanovrienne » [III, 294] séjournant à Londres. Il y a dans cet épisode bien peu de séduction ou de sensualité, et les coucheries ont à cet endroit quelque chose de répétitif, systématique, qui, confusément, de façon assourdie, évoquent la mécanique de la scène sadienne.

L’aventure anglaise de Casanova se termine presque comme elle a commencé : par un cadeau. Cette fois, ce présent, c’est l’Angleterre qui le fait à Casanova - ce dernier l’accepte, à son corps peu défendant. Et le cadeau est des plus empoisonnés, car il s’agit d’une vérole contractée auprès d’une « jeune anglaise » [III, 316]. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de n’importe quelle vérole : « faible, affligé… de me trouver une mine effrayante, maigri, avec la peau jaune, tout couvert de glandes embibées d’humeurs celtiques » [III, 322-323]. Comme le remarque Jean-Didier Vincent, le terme « celtique » est « ignoré des dictionnaires médicaux » [Vincent, 120]. Rien de curieux : sa maladie est une syphilis qui n’a rien de commun avec toutes celles dont Casanova a souffert. Ce n’est pas l’Anglaise qui est « fatale » [III, 319]. Le chancre est, en l’occurrence, climatique, tellurique. Ce poison vénérien qu’est l’Angleterre, Casanova l’expulsera, non pas tant à force de saignées qu’en s’expulsant au plus vite lui-même de ce lieu délétère.

Casanova ne reviendra pas sur des déboires anglais dans le récit de sa vie. Excepté une unique fois, en France, et par le biais d’une litote qui se veut être une conclusion définitive. En Angleterre, écrit-il, « la qualité d’étranger est un défaut » [III, 710].
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