Devoir de mémoire
Mars 2020


« La tranchée des baïonnettes »

Marie-Claude Bakkal-Lagarde


Stacks Image 807
Marie-Claude Bakkal-Lagarde, licenciée en Histoire de l’art, docteur en Archéologie, ingénieure de recherches en exercice, est également présidente fondatrice d’une association locale sur le patrimoine (Association pour le Développement de l'Archéologie sur Niort et les Environs : ADANE). C’est dans ce cadre qu’elle se passionne pour les documents et les techniques, n’hésitant pas au besoin à expérimenter ou pratiquer afin de mieux comprendre. Pour appréhender le passé, il faut s’immerger dans les mêmes conditions. Selon elle « ce n’est pas l’homme qui commande la matière, mais la matière qui commande l’Homme ».

Notre article du mois de février concernait les plaques stéréoscopiques de la Grande Guerre. Au vu de l'intérêt suscité par le sujet, nous avons fait le choix d’en présenter une en particulier ce mois-ci. Marie-Claude Bakkal-Lagarde nous commente cette « visite » insolite au cœur des tranchées.

Marie-Claude Bakkal-Lagarde : Une vue stéréoscopique, acquise récemment par l’ADANE (Association pour le Développement de l'Archéologie sur Niort et les Environs ), concerne un célèbre épisode de la Première Guerre mondiale. Cette plaque de verre de 45 x 107 mm présente deux photographies légèrement décalées pour assurer la vue en relief du lieu en utilisant une visionneuse à deux oculaires. Sur la marge noire séparative, on peut lire la légende écrite en blanc à la plume « 9478 Tranchée des baïonnettes ». Sur l’autre face, le chiffre 40 inscrit en haut et en bas est visible par transparence. On y aperçoit une tranchée couverte, avec de chaque côté, les supports bétonnés de sa couverture. Au milieu, des morceaux de métal émergent d’une succession de tertres de terre partiellement couverts de neige, arrivée par les ouvertures entre les piliers.

Stacks Image 969

(Collection ADANE ©MCBL)

(Collection ADANE ©MCBL)

Stacks Image 769
La Gazette du Patrimoine : Que savez-vous de ce lieu nommé « la tranchée des baïonnettes » ?

Marie-Claude Bakkal-Lagarde : Il est localisé dans la Meuse à 8 km au nord-est de Verdun et à 0,5 km au sud-ouest du Fort de Douaumont, sur cette même commune, au nord de la D 913. Il fut le théâtre d’un dramatique épisode de la Première Guerre mondiale en juin 1916.

La Gazette du Patrimoine : Avez-vous des témoignages écrits ?

Marie-Claude Bakkal-Lagarde : Au terme de recherches dans les archives, nous en avons plusieurs. Commençons par le journal du 137ème RI, journellement écrit par un soldat anonyme ou plusieurs qui se sont succédés. Il relate les évènements et la date qui nous intéresse on peut lire :

« Le 11 et le 12 Juin 1916, les « Boches » ont enlevé la batterie de Thiaumont. La 1ère ligne qui défendait cette position importante, était une petite crête, plus basse, sur une ondulation avancée. Deux bataillons du 137ème tenaient cette tranchée. Le bombardement du 11 juin qui a précédé l'attaque allemande a été si effroyable, qu'il a enseveli dans leur tranchée littéralement comblée, la presque totalité de ces 2 bataillons. Ces héros n'ont pas voulu fuir. Ils sont restés debout, les fusils droits entre leurs mains, prêts à combattre l'assaut du boche. La tranchée est aujourd'hui jalonnée par une ligne de canons de fusils, presque verticaux dépassant de 20 à 30 centimètres le niveau de la terre qui a comblé l'excavation. Ces fusils droits sont encore tenus par les mains crispées des héros, ensevelis debout dans leur tranchée. »

On a aussi le récit d’un lieutenant d’infanterie qui, durant le bombardement du 12 juin 1916, écrivait des ordres sous un abri de terre qui s’effondra au moment même où il l’évacuait :

« Mes servants et mes pièces disparaissent sous des avalanches ! Par trois fois, je suis enseveli et la terre remuant autour de moi m’indique des hommes enterrés qui étouffent. De nos mains, nous fouillons le sol, nous exhumant mutuellement. Hélas, nos mitrailleuses, des Saint-Étienne, armes précises de stand, mais bien compliquées sur un champ de bataille bouleversé, étaient dans un état pitoyable, la boue et la poussière en ayant eu raison. Vers minuit descendant vers le PC, j’empruntai la ligne 1 bis, où se tenait en réserve la 1ère compagnie : ses soldats debout étaient tous accoudés au parapet, veillant, le fusil près d’eux, baïonnette au canon. L’un d’eux, assis au milieu du boyau retint mon attention car je l’avais interpellé et il n’avait pas bronché. J’eus alors la sensation qu’il était raidi par la mort.

Je l’interpellais à nouveau et il ne répondit pas. Les autres, debout, ne font aucun geste, ne parlent pas. J’en secoue quelques uns, je leur parle. Ils sont tous raidis, morts dans l’attitude du combattant, plus de cinquante ainsi. De quoi étaient-ils morts ? Asphyxiés sans doute ou violemment commotionnés par une explosion. En tout cas, ils n’avaient aucune trace d’hémorragie apparente. »


Le témoignage de
Lucien Polimann, aumônier militaire volontaire en 1914, incorporé comme aspirant, sous-lieutenant en 1915, puis lieutenant en 1916 du 137ème RI, est publié en 1920 dans le journal Le Vétéran. Présent dans le combat de la Tranchée des Baïonnettes en juin 1916, il est fait prisonnier puis séjourne en captivité en Allemagne jusqu'en 1919. Il revient de la guerre avec la Légion d'honneur et la Croix de guerre 14-18, avec trois citations. Il raconte :

« C’était le jour de la Pentecôte, 11 juin 1916. Le 137è d’Infanterie avait en première ligne deux bataillons soutenus par deux compagnies de mitrailleuses. Ma section était placée en pointe avancée, à quelques mètres seulement de la ferme de Thiaumont. Le bombardement ennemi faisait rage. On pressentait une attaque. La consigne était simple : résister sur place. Au soir, vers 17 heures, je reçus du colonel l’ordre de prendre le commandement de la 3è compagnie. Ce sont les poilus de cette unité qui défendirent la tranchée des baïonnettes. L’attaque attendue se produisit le 12 juin à l’aube. Au cours de la journée du 12 juin, trois nouvelles attaques partant de Douaumont vinrent se briser contre la Tranchée des baïonnettes.

Le cercle des ennemis se resserrait ; les défenseurs devaient abandonner tout espoir de ravitaillement : l’isolement était complet. Cependant dans la soirée, une patrouille allemande s’avança en se couvrant avec des liquides enflammés. Les intrépides soldats du 137è la repoussèrent. Ils réussirent même à faire 12 prisonniers.

Le 13 au matin, le lieutenant voyant les ennemis se mouvoir près du fort de Douaumont, réclama par signaux un tir de l’artillerie française : il l’obtint. On attendait ensuite une contre-attaque. Elle ne se produisit pas, et la résistance ayant été poussée jusqu’aux extrêmes limites des forces humaines, les Boches purent faire prisonniers dans la matinée, quelques survivants de la Tranchée des baïonnettes. Il restait des morts … plus de 60 dans un bout de tranchée d’une trentaine de mètres »


La Gazette du Patrimoine : Et ensuite que devient cette tranchée ?

Marie-Claude Bakkal-Lagarde : En temps de guerre, les morts sont hâtivement enterrés sur place, et les tombes matérialisées au sol avec ce que l’on trouve, ici en l’occurrence on planta dans le sol les fusils dotés de leur baïonnette. Ensuite la présence des inhumations en fait un lieu particulier pour les vivants. Il n’est pas remployé, il est délaissé jusqu’à la fin du conflit. Des soldats venaient peut-être s’y recueillir à l’occasion.

La Gazette du Patrimoine : Comment fut redécouvert ce lieu ?
On sait qu’en janvier 1919, quelques semaines après la signature de l’armistice, l'abbé Louis Ratier, aumônier du 137ème régiment d'infanterie de Fontenay-le-Comte revient en pèlerinage à Thiaumont. Il va là où tant de Vendéens ont perdu la vie. Son voyage lui permet de répondre à ses interrogations, de se reconstruire mais aussi de répondre aux questions de ceux qui sont restés en vie, autres soldats ou leurs familles.

Sur place, il découvre une terre ravagée, des paysages retournés, creusés de cratères d’explosion, des ruines à perte de vue. Il scrute. Ses yeux s'arrêtent soudain sur des dizaines de tiges métalliques émergeant du sol. Louis Ratier s'approche. Il creuse la terre avec ses mains et découvre des armes rouillées.

Immédiatement, le prêtre prévient les autorités de sa découverte. Pour l'État-major, aucun doute possible. Ce sont les armes de soldats français qui se préparaient à un assaut. Ils ont été enterrés vivants après l'explosion de plusieurs obus. Les militaires datent le drame entre les 10 et 12 juin 1916.

Quelques mois après cette funèbre découverte, des travailleurs immigrés indochinois et italiens sont chargés de fouiller les lieux. Leur mission, parmi les rats et les moustiques qui infestent l'ancien champ de bataille, est particulièrement pénible. Ils exhument quarante-sept corps dont quatorze sont identifiés ; ce sont tous des Vendéens du 137ème RI.

À ce moment là, juste après la guerre, le traumatisme des familles est grand. Elles ont besoin de lieux de mémoire et de héros. En effet de nombreux soldats sont portés disparus, les sépultures collectives contiennent des corps non identifiés. Pour les aider à faire leur deuil, les associations d’anciens combattants œuvrent pour la mémoire des disparus. Des voyages sont organisés sur les anciens champs de bataille. Cette redécouverte devient une aubaine. En mars 1919, dans l’Écho de Paris le Général Cherfils déclare « Rien n'est plus émouvant ni plus sublime que l'hymne de gloire qui sort de cet alignement indéfini de bouches de fusils érigées vers le Ciel ». Il évoque des armes à feu, ce n’est pas encore la « tranchée des baïonnettes ».

La presse du monde entier s'empare de l'histoire de ces courageux soldats morts debout dans l'attitude du guetteur, comme s'ils demeuraient pour l'éternité les gardiens du sol de France. Un banquier américain de Buffalo, M. Georges Rand donne 500 000 francs pour la construction du mémorial qui abrite encore le site. Au-dessus de la porte d'entrée, gravée dans le béton, on peut lire cette inscription: « À la mémoire des soldats français qui dorment debout le fusil en main dans cette tranchée. »

Le 8 décembre 1920, Paul Deschanel le président de la République française inaugure le monument. Il rend hommage « aux glorieux Vendéens morts pour la France » mais aucun représentant du 137ème RI n’est invité ! Oubli ou choix délibéré ? Il est possible que ce soit en raison d’une polémique. En effet, des militaires soutenaient que ces soldats n’avaient pas été enterrés debout vivant, l’arme à la main par de la terre arrivée suite aux effets de souffle des obus et des bombes. Cette vérité et les problèmes de logistique ne devaient peut-être pas être propagés.

La Gazette du Patrimoine : Quand ce cliché stéréoscopique a-t-il été réalisé ?

Marie-Claude Bakkal-Lagarde : On le constate, le sol est partiellement enneigé ce qui suggère une prise de vue faite en période hivernale. Or, le drame français de «  la tranchée des baïonnettes » s’est déroulé en été les 11-12 juin1916. Cette photographie a été prise au cours des hivers suivants, peut-être par un soldat qui s’est rendu dans la tranchée durant le conflit ou, lors de la redécouverte en janvier 1919. Une certitude, il a été réalisé dans la tranchée « en l’état » avant l’exhumation des corps au printemps 1919.

La Gazette du Patrimoine : Connaissez-vous d’autres photographies d’époque des lieux ?

Marie-Claude Bakkal Lagarde : La Bibliothèque nationale de France conserve deux prises de vue faites en novembre-décembre 1920, par deux agences de presse renommées : l’agence Meurisse et l’agence Roll. Elles étaient destinées à couvrir l’évènement de l’inauguration du mémorial et à illustrer la couverture des journaux relatant sa construction. Le photographe de l’agence Meurisse a choisi un champ large donnant toute l’ampleur au lieu peu éclairé avec au fond trois croix blanches. Celui de l’agence Roll a fait un plan rapproché des croix. Il est plus éclairé, cette luminosité est comme un espoir de renaissance porté par les croix. Ces deux clichés, postérieurs à la plaque stéréoscopique où règne une certaine « confusion », montrent une tranchée épurée.

Stacks Image 978

Agence Meurisse (©BNF)

Stacks Image 980

Agence Roll (©BNF)


Aujourd’hui ce site et son mémorial participent au devoir de mémoire de la Première Guerre mondiale. La tranchée a été réaménagée, nettoyée, la terre déposée sur toute sa longueur en dôme au centre. Entre les piliers des protections ont été ajoutées afin d’éviter le piétinement des visiteurs. Des couronnes mortuaires ornent les croix blanches et parfois le sol.

Stacks Image 822