Place des grands hommes
Avril 2020


VIRGINIE DEMONT-BRETON
PEINTRE DE LA MER ET ADEPTE DE LA DÉMESURE ARCHITECTURALE

Yann Gobert-Sergent

(Fondation Victor Dupont)


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Yann Gobert-Sergent est docteur en histoire et professeur. Il travaille notamment sur le monde maritime et ses représentations dans le Nord de la France.

Auteur d'une thèse en histoire maritime, il publie régulièrement des articles sur le patrimoine et les artistes de la Côte d' Opale (XVIIIe -XIX siècles), et participe à différentes expositions muséales (musée départemental du Pas-de-Calais, musée du Touquet, musée de Boulogne-sur-Mer).

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Au XIXe siècle, la Côte d'Opale devient un lieu d'inspiration privilégié. De nombreux artistes venus d'ailleurs, tels Corot et Manet, et des peintres nés ou établis sur le littoral, comme Delacroix, Ricard-Cordingley et Demont-Breton viennent poser leur chevalet à la lisière de la terre et de la mer. A partir de 1882, arrive le couple Demont-Breton qui va marquer doublement la région, notamment Wissant. Si Virginie Demont-Breton est reconnue pour ses scènes de plage, elle est aussi l’initiatrice, avec son mari Adrien Demont, de la construction du Typhonium, réplique de temples égyptiens, bien anachronique, plantée au milieu des dunes wissantaises de sable blanc.

Une vie couronnée de succès et d’honneurs

Née à Courrières le 26 juillet 1859, Virginie Demont-Breton est une artiste complète et attachante. Son père, le peintre Jules Breton (1827-1906), jouit déjà à l’époque d’une belle notoriété. Élevée dans un milieu propice à l’expression de son talent naissant, son oncle Émile (1831-1902) étant aussi un peintre-paysagiste reconnu, Virginie présente une certaine précocité. D’ailleurs, dans une lettre du 17 mars 1867, Jules Breton note que « les croquis de Virginie ont beaucoup amusé les peintres Brion et Mouchot. On trouve cela vraiment curieux pour son âge ». Tout en privilégiant une facture traditionnelle, il encourage sa fille à persévérer dans la sculpture, le dessin et la peinture.

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Gamins de Wissant, par Virginie Demont-Breton, Salon des Artistes français de 1923, huile sur toile (65cm x 81cm).
Collection Yann Gobert-Sergent

Homme signant pour Jean Bart, par Virginie Demont-Breton, étude de 1893 pour
Jean Bart, huile sur toile (66cm x 55cm), collection Yann Gobert-Sergent
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A l’âge de 17 ans, la jeune artiste se fiance à Adrien Demont (1851-1928), peintre douaisien, ancien élève de Camille Corot, qui était venu demander des conseils à Jules et Émile Breton. A l’automne de 1879, Virginie expose pour la première fois. A l’Exposition de Paris, l’année suivante, elle obtient déjà une mention Honorable pour Fleurs d’Avril (petite fille couchée parmi les fleurs). Très vite, son talent est reconnu et les récompenses s’enchaînent. En 1883, à seulement 24 ans, Virginie reçoit une médaille d’or à l’Exposition Universelle d’Amsterdam pour La Famille, toile monumentale, disparue au musée de Douai lors des bombardements de 39-45. Si la renommée de Jules Breton a joué un rôle dans son début de carrière fulgurant, ses qualités d’artiste ont assuré son succès, grandissant notamment aux États-Unis, où certains collectionneurs lui vouent une réelle admiration.

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Dès lors, les récompenses officielles accompagnent la carrière de Virginie. En 1883, elle adhère à l’Union des Femmes Peintres, qu’elle préside de 1896 à 1901. En 1894, Virginie Demont-Breton est l’une des premières femmes, après Rosa Bonheur, à recevoir la Légion d’Honneur. En même temps, ses peintures continuent à être appréciées du public et des collectionneurs. Ses thèmes favoris sont alors les portraits, les scènes historiques (Jean Bart, 1894, acquis par le musée de Dunkerque, disparu pendant la guerre 39-45) ou mythiques (Ismaël, 1895, visible au musée de Boulogne), traités de manière académique et réaliste, et parfois même symboliste. Réalisées à partir de croquis faits à Wissant, les œuvres liées à la mer apparaissent dans les années 1880 pour perdurer jusqu'à la fin de sa carrière, notamment Gamins de Wissant (1923).

Le Typhonium, œuvre démesurée des Demont-Breton 

Après plusieurs années passées à peindre Wissant et ses habitants, le couple Demont-Breton décide de s’installer sur la Côte d’Opale. Dans ses souvenirs, Adrien note : « C’était pour moi comme une vision de la Terre Promise, c’était bien la terre que je cherchais ». En 1890, Virginie et Adrien acquièrent une lande désertique, près du Calvaire des Marins. Ce site dunaire des plus sauvages, surplombant le village, devient pour Virginie « le plus beau point de vue de tout Wissant ». Charmés par le lieu, les deux artistes choisissent d’y construire leur demeure et leur atelier.
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Ils pensent à un bâtiment simple aux lignes sobres, une construction hors du temps pour ne pas altérer le site. Après de nombreuses recherches orientées vers l’architecture de l’Égypte antique, ils s’inspirent finalement de plusieurs temples pour créer une habitation, témoin unique de l’égyptomanie, mais adaptée à leur vie et à leur époque. Les spécialistes reconnaîtront le temple du nord d’Esna, les silhouettes des portiques du temple d’Horus à Edfou et d’Hathor à Denderah. Débutés en 1890 et réalisés en grande partie par des artisans locaux, les travaux sont rondement menés pour être achevés en juin 1891. Recouverte de ciment, la maison est ornée de cartouches avec des hiéroglyphes signifiant le jour, la nuit, la mer et les travaux des champs. Cette œuvre fidèle à ses modèles mais d’avant-garde, notamment par l’utilisation du ciment armé, reçoit le nom de Typhonium, en référence au « dieu du vent qui règne dans le détroit du Pas-de-Calais ».

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Lors de leur installation en novembre 1891, le couple est ravi de son nouveau refuge, havre de création et de recherche artistiques. L’ensemble architectural, sobre et austère, trône alors au milieu d’une colline désertique, désherbée par un troupeau de moutons laissés libres. En juillet 1892, les Demont-Breton quittent leur maison de Montgeron (Seine-et-Marne) et déménagent définitivement à Wissant.

Si le Typhonium est parfaitement habitable et confortable, son agrandissement est néanmoins envisagé dès 1909. L’enjeu est important, car il s’agit de lui conserver son élégant aspect égyptisant, tout en lui ajoutant un nouveau bâtiment. Après plusieurs projets proposés par son oncle, l’architecte Edmond de Vigne, Virginie Demont-Breton ne semble pourtant pas satisfaite des plans. Aussi, toujours mue par sa passion créatrice, elle parcourt la galerie égyptienne du Louvre à la recherche d’inspiration. De retour à Wissant, elle produit des maquettes en terre, destinées à obtenir des proportions parfaites pour l’extension. En janvier 1910, un architecte de Douai, M. Devred, valide ses nouveaux plans. Dès lors, les travaux sont engagés par une équipe de maçons, qui utilisent le marbre des carrières de Marquise, dont certains blocs atteignent 1,20 mètre de côté. Cinq mois plus tard, l’ensemble est terminé, le Typhonium enfin abouti.

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Une fois ce nouveau temple du XXe siècle achevé, Virginie entreprend sa décoration, en utilisant des ornements égyptiens. A l’intérieur d’élégants cartouches placés au sommet de l’édifice, elle inscrit les prénoms d’Adrien, de Virginie, ceux de leurs trois filles et de leurs gendres, et de leurs petits-enfants, Benjamine et Hadrien. Au-dessus de la fenêtre principale de la grande tour, une ouverture pyramidale, surmontée d’un méandre, dessine un « T », symbole du Typhonium. Plus loin, sur les soubassements et la façade, on retrouve un florilège de décorations égyptiennes, des écrans végétaux en chevron, des fleurs de lotus et des papyrus mêlés. Au cours de l’hiver 1911, Virginie fait graver de nouveaux cartouches, décorés de signes symboliques, installés autour d’un cadran solaire exécuté au premier étage de la façade sud.

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A la même période, Virginie crée une autre décoration, particulièrement atypique, au-dessous du cadran : une composition de sa famille, à la « manière égyptienne ». De grandeur nature, les calques des personnages sont directement reportés au moyen de piquages sur la façade, mais le résultat n’est pas satisfaisant. Aussi, malgré les fréquentes intempéries, l’artiste se met à sculpter directement dans le ciment frais les personnages de sa fresque. En dépit du vent qui renverse ses outils, du ciment qui coule sous les pluies diluviennes, et du froid toujours vif, Virginie réussit brillamment son œuvre, achevée le 30 novembre 1911. Les membres de la famille y sont représentés de profil, habillés à l’égyptienne. Adrien est installé sur un trône, suivi de Virginie et de leur dernière fille Éliane. Les deux artistes tiennent dans leurs mains des palettes de peinture. Derrière Éliane, est disposé un lièvre, bien anachronique, mais tellement représentatif des garennes wissantaises. Leur faisant face, Louise et Adrienne, accompagnées de leurs époux, vont à leur rencontre. Au centre de la fresque, deux enfants nus se tenant la main (Benjamine et Hadrien), font face au couple d’artistes. Enfin, un oiseau, symbole dans l’Égypte ancienne, adopte ici une forme aéroplane, qui n’est pas sans rappeler la traversée de la Manche entreprise par Blériot le 25 juillet 1909

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Un couple qui a marqué durablement le littoral de la Côte d'Opale

Peintre de la vie des pêcheurs, Virginie Demont-Breton demeure un témoin actif d’une époque révolue. Ses œuvres, souvent monumentales, et reconnues de manière internationale dès ses débuts, révèlent une grande sensibilité artistique. Aujourd’hui, les peintures de Virginie sont toujours aussi estimées, particulièrement dans les pays anglo-saxons. Les disparitions, nombreuses, dues aux affres de la guerre 39-45, ne peuvent que nous faire apprécier les œuvres survivantes. Son œuvre reste présent dans de nombreux musées, en France (Amiens, Arras, Boulogne-sur-mer, Calais, Douai, Lille et Paris) et à l’étranger (Amsterdam, Anvers et Gand).

Si l’œuvre picturale des Demont-Breton reste ancrée dans le Classicisme, la construction du Typhonium est des plus surprenantes dans cette région. Sans connaître l’Égypte, le couple se rend au Maghreb en 1895 et se nourrit des écrits de Théophile Gautier (Le Roman de la Momie), de Flaubert (Salammbô), ou encore des travaux d’Auguste Mariette (Itinéraire de la Haute-Égypte), afin de mieux connaître l’Afrique du Nord. Surtout, Virginie déploie de véritables talents d’architecte, de sculpteur et de décorateur, associés à un esprit novateur. Teinté d’égyptomanie, doublée d’un style Art Nouveau marqué, le « temple de la Côte d’Opale » est une véritable réussite.

Monumental et témoin d’un couple d’artistes intimement lié à Wissant, le Typhonium a souffert de la Seconde Guerre Mondiale. Décédée le 10 janvier 1935 à Paris, Virginie n’a heureusement pas vu l’incendie d’une partie de l’intérieur du bâtiment. Inscrit à l’Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques en novembre 1985, l’ensemble architectural étonne encore le visiteur. Propriété des descendants des peintres qui le restaurent, le Typhonium est visitable en extérieur le dimanche matin lors des Journées du Patrimoine, en septembre de chaque année.


Crédits Photographiques : Yann Gobert-Sergent