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Encore un petit retour sur l’affaire du cimetière des Indigents de Navarre, car si nous avons eu la joie de vous annoncer la reconnaissance en tant que Mort pour la France du soldat Séraphin Barillon inhumé dans ce cimetière, il n’a pas été le seul défunt à être identifié. Anaïs Poitou vous fait découvrir dans cet article, l’histoire de Fanny Melich dont la famille a été heureuse de retrouver la trace.


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Anaïs Poitou travaille dans le domaine de la médiation culturelle. À la suite de sa Licence d’Histoire et de son Master Valorisation du Patrimoine, elle a choisi de s’engager dans la protection et dans la valorisation du patrimoine funéraire pour lequel elle porte un grand intérêt. Déléguée départementale de l’Association Urgences Patrimoine France et membre de la Commission Nationale de Sauvegarde du Patrimoine Funéraire, elle s’implique dans la défense de cette cause qui lui tient à cœur.


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Depuis notre indexation du cimetière des indigents au mois de juillet 2021, quelques familles se sont tournées vers l’association dans le but de retrouver leurs aïeux, dont ils avaient perdu la trace. Il y a peu, j’ai fait la rencontre de Marc Betton, professeur d’histoire-géographie, qui est lui-même en contact avec une famille, la famille MELICH, qui avait perdu la trace de son aïeule, Fanny MELICH-DAVIDSÖHN, dont le nom a pu être retrouvé dans notre registre d’indexation.


Pour rappel, plusieurs articles traitent de ce sujet dans La Gazette du Patrimoine. Voici le lien de l’article reprenant l’historique du site  et celui reprenant le récit de notre indexation.


 


La famille MELICH a subi une histoire mouvementée du fait de la Seconde Guerre Mondiale. Fanny est née à Bucarest le 10 mars 1862. Ses parents se nommaient Isaac et Hassa MELICH. Elle a eu une fille du nom de Caroline DAVIDSÖHN, née le 15 juin 1902 à Routschouk en Bulgarie, mariée avec Didier MELICH, né le 27 mai 1897 à Budapest, qui était commerçant ambulant sur les marchés. Deux fils sont nés de cette union :  Clément en 1926 à la maternité Rothschild de Paris, et Lucien, né le 2 octobre 1929 à Sevran. La famille MELICH s’installe à Evreux le 3 juillet 1939, au 2 sente de Bordeaux — ancien chemin de Bordeaux.


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Ils ont dû quitter Evreux au début de l’année 1942 afin de se rendre chez le frère de Didier MELICH, Salomon, qui était forestier à Aubusson dans la Creuse, en zone « dite » libre. Mais lors de la grande rafle des Juifs à Aubusson le 4 novembre 1943, Caroline MELICH, 41 ans, et son fils Lucien, 13 ans, sont arrêtés à leur domicile, route de Chambon à Aubusson, et déportés sans retour le 7 décembre 1943 par le convoi n°64 au départ de Drancy vers le camp d’Auschwitz, en Pologne. Quelques mois plus tard, le 2 mars 1944, les Allemands font irruption à Aubusson, dans l'appartement où Didier MELICH s'était réfugié avec son fils aîné, Clément, 17 ans. Didier, 47 ans, est arrêté et sera déporté sans retour par le convoi n°73 au départ de Drancy, le 15 mai 1944 vers le camp de Kaunas, en Lituanie. De toute la famille MELICH, Clément est resté le seul survivant. Il est parti en Israël à Bethsabée. Sa grand-mère maternelle est, quant à elle, restée seule à Évreux et est décédée à 96 ans.


Lors de leur départ pour Aubusson, la famille MELICH avait placé Fanny, la mère de Caroline, chez les Petites Sœurs des Pauvres : elle a en effet été reconnue comme « Indigente » par la préfecture vichyste du Préfet LE GOUIC à la demande du membre de la Gestapo SAVATSKY. Née en mars 1862, à Budapest, et dite « Indigente », de famille Israélite, Fanny résidait donc 13 Côte de la Madeleine entre 1942 et 1943.


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C’est Caroline et Sophie MELICH, arrière-petites-filles de Fanny MELICH, qui furent à l’initiative de cette recherche. Sophie aurait pu s’appeler Fanny, d’après une discussion qu’elle a eue avec son père, et c’est à partir d’une réflexion autour de cette discussion que les recherches ont débuté. Quelle raison aurait-il pu y avoir pour porter ce prénom si ce n’est une ancêtre portant elle-même ce prénom ? En effet, tous les autres enfants de la fratrie portent un prénom lié à la famille MELICH, disparue entre 1943 et 1944. Caroline porte le prénom de sa grand-mère, Didier celui de son grand-père et Lucien celui de son jeune oncle.


 À la suite d’un travail d’enquête ayant pour but de retrouver la sépulture de leur arrière-grand-mère, la tombe a pu être située à Evreux, et plus précisément dans le quartier de Navarre. L’acte de décès de Fanny est daté du 10 février 1958, à 01h45 du matin, au 62 route de Conches. Après avoir résidé Chez les petites Sœurs des Pauvres de Saint-Pern, elle a donc été placée dans l’Hôpital Psychiatrique de Navarre, dont l’adresse est celle de son acte de décès, et elle a été inhumée dans le cimetière de l’hôpital où sa sépulture est toujours présente aujourd’hui.



En compagnie de Marc Betton, je suis retournée au cimetière cet été afin de pouvoir situer la sépulture de Fanny MELICH. En effet, elle est bien présente dans le registre de notre indexation, mais sous le nom de MELICK. Grâce à ce même registre, nous avons donc pu retrouver l’emplacement de la sépulture, ainsi que sa plaque d’identification, ce qui fut un moment très émouvant pour nous. D’après une coutume juive, il faut déposer des pierres sur les tombes pour signifier notre passage auprès du défunt, c’est donc ce que nous avons fait à l’emplacement de la sépulture de Fanny MELICH.



Nous avons récemment appris, suite à la conférence de presse donnée par la préfecture, que les défunts du cimetière allaient être exhumés pour être déplacés dans le cimetière de Navarre, à proximité de l’hôpital, où ils reposeront définitivement en paix. C’est une réelle joie d’avoir appris cette nouvelle. Je tiens à remercier tous les chercheurs et historiens qui ont participé, de près ou de loin, au travail en commun que nous avons mené auprès des institutions, et qui a porté ses fruits. Je remercie également les familles qui ont toujours gardé confiance en moi, ainsi que L’ONACVG et la DRAC, Monsieur le Préfet Simon BABRE et Madame la Sous-Préfète Isabelle DORLIAT-POUZET, sans qui cette décision n’aurait pas pu être rendu.


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Alors que le sort du cimetière de Navarre, communément appelé « cimetière des fous » doit être scellé dans les prochains jours, les élèves de 2nde 5 du lycée L.S Senghor d’Évreux, à l’initiative de Frédéric Gillmann, leur professeur de lettres, sont devenus « la voix des morts » à travers les poèmes qu’ils ont rédigés.



Une démarche à la fois courageuse, mais surtout très émouvante et qui sonne comme un requiem, puisqu’il y a toujours une forte probabilité que le cimetière soit enseveli sous le bitume d’une déviation. Nous gardons néanmoins l’espoir que les défunts soient exhumés, pour enfin retrouver la paix dans le cimetière municipal d’Évreux.



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Poèmes écrits par les élèves de 2nde5 du lycée L.S. Senghor, à Evreux


 


Préface



Mes lèvres flottent autour des mots


des morts oubliés 


Perrine le Querrec, Samuel Buckman, « Les Indigents » (2016, non publié)



S’intéresser à un cimetière avec une classe de seconde peut paraître pour le moins surprenant. Surtout lorsqu’il s’agit du cimetière de l’ancien asile d’Evreux : cimetière fantôme, fermé depuis 1974, déclassé en 1994. L’alignement des croix le dispute timidement aux hauts fûts de résineux. La végétation foisonnante que nul n’entretient plus menace d’engloutir jusqu’aux noms inscrits sur les quelques croix encore debout. Les remblais de la future déviation achèveront le travail. Qui gît là ? Des indigents, des « fous », que l’asile permettait d’isoler -d’exclure- de la société, inhumés non pas à côté de pestiférés, mais de cholériques, pionniers des enterrés.


Tout concourt à en faire un espace de l’insensé et de l’oubli, voire un espace interdit : une battue administrative organisée le jour de la sortie au cimetière en barrera l’accès aux élèves. Pourtant, c’est d’abord un écrin de mémoire, et le calvaire au centre des carrés géométriquement organisés dit assez son caractère consacré. 



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Les élèves ont été immédiatement sensibles au paradoxe d’un tel lieu : porteur d’une singulière mémoire, notre présent semble pourtant passer un peu trop vite à côté. Seule une élève en connaissait l’existence. Il s’agissait dès lors de questionner cette mémoire. L’enquête, si elle a été historique, a été surtout poétique : d’après le mythe, que les élèves avaient étudié, Orphée ne chante jamais mieux que lorsqu’il a perdu Eurydice, la poésie est essentiellement mémoire vive, main tendue vers l’aliéné sans appel, le mort, voix donnée aux sans voix. Comment initier les élèves à une telle dimension de la poésie ? La classe a rencontré le poète Patrick Beurard-Valdoye, dont l’écriture est la tentative même de redonner un lieu aux déracinés, aux exilés, en faisant lien grâce à une langue qui accepte de traverser l’autre et de se traverser.  


 


Seule trace tangible du passé, le nom propre, gravé sur une modeste plaque de plomb clouée sur les croix de bois, a été le point de départ. Chaque élève a choisi un nom à partir du fichier de l’indexation réalisé par Anaïs Poitou. Le poème de William, titré « Inconnu », rappelle que certaines tombes ne sont plus identifiées. Sans connaître la biographie du défunt, les élèves sont alors partis de la mémoire sonore du nom et du prénom, faite d’échos qu’il importe de déployer. A partir du prénom  Anathaise , Elodie tire les rimes taise et braise : la première renvoie au mutisme involontaire à laquelle est condamnée  l’agitée (on l’enferme derrière les murs de l’asile pour ne plus l’entendre), la seconde à sa folie supposée : passionnée par la braise, elle est pyromane. Une déambulation imaginaire au cours de laquelle l’élève entrait en contact avec le défunt a créé un rapprochement, un dialogue avec l’autre. Le poème de Nana le traduit de manière littérale par la forme de la correspondance.



Dans cette tentative pour donner du sens aux lambeaux du passé, la langue a été un outil privilégié : les élèves ont travaillé avec le poète ce qui pouvait donner du jeu pour créer un sens insoupçonné, notamment en passant par la formation des mots. A ce titre, le préfixe dé-, de sens négatif, a donné lieu à des découpes ou des recompositions inattendues : alors que le cimetière est délabré, Cassy écrit qu’Anaïs Poitou l’a labré, créant un néologisme capable de rendre compte du travail de la chercheuse qui restaure les signes du passé pour le tirer de sa négativité. Le poème d’Itzele permet de « décacher » les enterrés, de les rendre visibles. Du jeu sur la langue on passe aux jeux des langues : Lucie place de l’anglais, Hal-Mei de l’allemand. Mais le jeu n’est jamais gratuit, et ce détour permet de mieux se retrouver : une élève instille du portugais car elle est lusophone, une autre, d’origine afghane et scolarisée depuis peu en France, n’a pu participer à toutes les étapes de l’écriture autour du cimetière, alors elle écrit sur ce qu’elle connaît, elle fait parler Hamid en arabe pour rendre le cri déchirant de celui qui a vécu une véritable descente aux enfers suite à l’arrivée des talibans au pouvoir en Afghanistan. Cette sérieuse mais non moins joyeuse folie de la langue a été un puissant levier pour faire du poème un lieu vibrant de mémoire.


Cette rêverie poétique pourrait paraître néanmoins hors sol. Il n’en est rien. Les élèves se sont soigneusement documentés sur les récentes recherches autour du cimetière, sur l’histoire de l’asile, en visitant notamment le formidable espace muséal en compagnie d’anciens infirmiers qui ont été de précieux guides pour les élèves dans les dédales de la mémoire. Erwann rappelle dans sa fable le quotidien de l’asile dédié aux travaux de la ferme : Gaston Dufour, « fourmi de la fourmilière, s’activait au four et au moulin ». Dans son poème dédié à Emile / Raoul Leroy, Amandine se souvient de l’anecdote racontée par un des infirmiers, Alain Desgrez : un de leurs patients se prenait pour le roi de France. Daphné met en lumière une des nombreuses particularités de ce cimetière, celle de compter parmi ses hôtes des Morts pour la France. Ces recherches ont permis de nourrir l’écriture et de s’appuyer sur un rapport fructueux entre réalité et fiction.


 


Tous les élèves se sont intensément investis dans une aventure poétique pleinement engagée : le fait de questionner notre rapport au passé et à la différence, de se montrer solidaire des déshérités, ne concoure-t-il pas à construire une réflexion et une attitude citoyennes ? Faire de la langue une savante folie poétique, n’est-ce pas redonner du sens et de la raison à ceux que l’on a hâtivement perçus comme « fous » ? Et quand un des élèves découvre, au terme de cette expérience d’écriture, qu’une de ses lointaines aïeules est enterrée dans ce cimetière, que le verrou d’un lourd secret familial a sauté, l’on est convaincu, si jamais l’on en doutait, que la poésie a le pouvoir de révéler l’invisible.



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Les élèves eux-mêmes ont franchi le pas consistant à mettre en pleine lumière leurs poèmes : ils les ont dits, devant d’autres élèves du lycée, mais aussi des personnalités impliquées dans le travail sur la mémoire de ce cimetière, à titre professionnel ou associatif. Lorsque vous les lirez, puissiez-vous entendre ces voix qui ont vibré, du haut de leurs 15, 16 ou 17 ans, pour dire non à l’oubli, et incarner avec aplomb et détermination une parole riche de son dialogue avec l’autre, et fière de ses découvertes. Dans le cimetière, les fragiles croix de bois en frissonnent encore.



Frédéric Gillmann, professeur de Lettres



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