top of page

Alors que le sort du cimetière de Navarre, communément appelé « cimetière des fous » doit être scellé dans les prochains jours, les élèves de 2nde 5 du lycée L.S Senghor d’Évreux, à l’initiative de Frédéric Gillmann, leur professeur de lettres, sont devenus « la voix des morts » à travers les poèmes qu’ils ont rédigés.



Une démarche à la fois courageuse, mais surtout très émouvante et qui sonne comme un requiem, puisqu’il y a toujours une forte probabilité que le cimetière soit enseveli sous le bitume d’une déviation. Nous gardons néanmoins l’espoir que les défunts soient exhumés, pour enfin retrouver la paix dans le cimetière municipal d’Évreux.




Poèmes écrits par les élèves de 2nde5 du lycée L.S. Senghor, à Evreux


 


Préface



Mes lèvres flottent autour des mots


des morts oubliés 


Perrine le Querrec, Samuel Buckman, « Les Indigents » (2016, non publié)



S’intéresser à un cimetière avec une classe de seconde peut paraître pour le moins surprenant. Surtout lorsqu’il s’agit du cimetière de l’ancien asile d’Evreux : cimetière fantôme, fermé depuis 1974, déclassé en 1994. L’alignement des croix le dispute timidement aux hauts fûts de résineux. La végétation foisonnante que nul n’entretient plus menace d’engloutir jusqu’aux noms inscrits sur les quelques croix encore debout. Les remblais de la future déviation achèveront le travail. Qui gît là ? Des indigents, des « fous », que l’asile permettait d’isoler -d’exclure- de la société, inhumés non pas à côté de pestiférés, mais de cholériques, pionniers des enterrés.


Tout concourt à en faire un espace de l’insensé et de l’oubli, voire un espace interdit : une battue administrative organisée le jour de la sortie au cimetière en barrera l’accès aux élèves. Pourtant, c’est d’abord un écrin de mémoire, et le calvaire au centre des carrés géométriquement organisés dit assez son caractère consacré. 



Les élèves ont été immédiatement sensibles au paradoxe d’un tel lieu : porteur d’une singulière mémoire, notre présent semble pourtant passer un peu trop vite à côté. Seule une élève en connaissait l’existence. Il s’agissait dès lors de questionner cette mémoire. L’enquête, si elle a été historique, a été surtout poétique : d’après le mythe, que les élèves avaient étudié, Orphée ne chante jamais mieux que lorsqu’il a perdu Eurydice, la poésie est essentiellement mémoire vive, main tendue vers l’aliéné sans appel, le mort, voix donnée aux sans voix. Comment initier les élèves à une telle dimension de la poésie ? La classe a rencontré le poète Patrick Beurard-Valdoye, dont l’écriture est la tentative même de redonner un lieu aux déracinés, aux exilés, en faisant lien grâce à une langue qui accepte de traverser l’autre et de se traverser.  


 


Seule trace tangible du passé, le nom propre, gravé sur une modeste plaque de plomb clouée sur les croix de bois, a été le point de départ. Chaque élève a choisi un nom à partir du fichier de l’indexation réalisé par Anaïs Poitou. Le poème de William, titré « Inconnu », rappelle que certaines tombes ne sont plus identifiées. Sans connaître la biographie du défunt, les élèves sont alors partis de la mémoire sonore du nom et du prénom, faite d’échos qu’il importe de déployer. A partir du prénom  Anathaise , Elodie tire les rimes taise et braise : la première renvoie au mutisme involontaire à laquelle est condamnée  l’agitée (on l’enferme derrière les murs de l’asile pour ne plus l’entendre), la seconde à sa folie supposée : passionnée par la braise, elle est pyromane. Une déambulation imaginaire au cours de laquelle l’élève entrait en contact avec le défunt a créé un rapprochement, un dialogue avec l’autre. Le poème de Nana le traduit de manière littérale par la forme de la correspondance.



Dans cette tentative pour donner du sens aux lambeaux du passé, la langue a été un outil privilégié : les élèves ont travaillé avec le poète ce qui pouvait donner du jeu pour créer un sens insoupçonné, notamment en passant par la formation des mots. A ce titre, le préfixe dé-, de sens négatif, a donné lieu à des découpes ou des recompositions inattendues : alors que le cimetière est délabré, Cassy écrit qu’Anaïs Poitou l’a labré, créant un néologisme capable de rendre compte du travail de la chercheuse qui restaure les signes du passé pour le tirer de sa négativité. Le poème d’Itzele permet de « décacher » les enterrés, de les rendre visibles. Du jeu sur la langue on passe aux jeux des langues : Lucie place de l’anglais, Hal-Mei de l’allemand. Mais le jeu n’est jamais gratuit, et ce détour permet de mieux se retrouver : une élève instille du portugais car elle est lusophone, une autre, d’origine afghane et scolarisée depuis peu en France, n’a pu participer à toutes les étapes de l’écriture autour du cimetière, alors elle écrit sur ce qu’elle connaît, elle fait parler Hamid en arabe pour rendre le cri déchirant de celui qui a vécu une véritable descente aux enfers suite à l’arrivée des talibans au pouvoir en Afghanistan. Cette sérieuse mais non moins joyeuse folie de la langue a été un puissant levier pour faire du poème un lieu vibrant de mémoire.


Cette rêverie poétique pourrait paraître néanmoins hors sol. Il n’en est rien. Les élèves se sont soigneusement documentés sur les récentes recherches autour du cimetière, sur l’histoire de l’asile, en visitant notamment le formidable espace muséal en compagnie d’anciens infirmiers qui ont été de précieux guides pour les élèves dans les dédales de la mémoire. Erwann rappelle dans sa fable le quotidien de l’asile dédié aux travaux de la ferme : Gaston Dufour, « fourmi de la fourmilière, s’activait au four et au moulin ». Dans son poème dédié à Emile / Raoul Leroy, Amandine se souvient de l’anecdote racontée par un des infirmiers, Alain Desgrez : un de leurs patients se prenait pour le roi de France. Daphné met en lumière une des nombreuses particularités de ce cimetière, celle de compter parmi ses hôtes des Morts pour la France. Ces recherches ont permis de nourrir l’écriture et de s’appuyer sur un rapport fructueux entre réalité et fiction.


 


Tous les élèves se sont intensément investis dans une aventure poétique pleinement engagée : le fait de questionner notre rapport au passé et à la différence, de se montrer solidaire des déshérités, ne concoure-t-il pas à construire une réflexion et une attitude citoyennes ? Faire de la langue une savante folie poétique, n’est-ce pas redonner du sens et de la raison à ceux que l’on a hâtivement perçus comme « fous » ? Et quand un des élèves découvre, au terme de cette expérience d’écriture, qu’une de ses lointaines aïeules est enterrée dans ce cimetière, que le verrou d’un lourd secret familial a sauté, l’on est convaincu, si jamais l’on en doutait, que la poésie a le pouvoir de révéler l’invisible.



Les élèves eux-mêmes ont franchi le pas consistant à mettre en pleine lumière leurs poèmes : ils les ont dits, devant d’autres élèves du lycée, mais aussi des personnalités impliquées dans le travail sur la mémoire de ce cimetière, à titre professionnel ou associatif. Lorsque vous les lirez, puissiez-vous entendre ces voix qui ont vibré, du haut de leurs 15, 16 ou 17 ans, pour dire non à l’oubli, et incarner avec aplomb et détermination une parole riche de son dialogue avec l’autre, et fière de ses découvertes. Dans le cimetière, les fragiles croix de bois en frissonnent encore.



Frédéric Gillmann, professeur de Lettres












C’est avec consternation que nous avons appris, lundi 2 septembre 2021, que le cimetière de Navarre avait été victime d’actes de malveillance.



C’est en se rendant sur place pour effectuer les dernières photos nécessaires à son indexation qu’Anaïs Poitou a constaté qu’un grand nombre de plaques indiquant les noms ou matricules des défunts avait été arraché et que même quelques croix avaient été brisées.



Si, jusqu’alors, la médiatisation concernant l’avenir de ce cimetière avait été utile et avait provoqué des réactions très positives, il est affligeant de constater qu’une ou plusieurs personnes aient été capables de proférer de tels actes.



Une chose est sûre, le vandalisme « gratuit » n’est pas une option à retenir, car retirer les plaques nominatives et les matricules sur les croix a dû demander du temps et de la précision. À croire que quelqu’un a souhaité que la mémoire des défunts soit effacée à tout jamais, en faisant disparaître l’identité de certains.



Quoi qu’il en soit, si ces actes ont été réalisés dans le but d’empêcher l’indexation, il est trop tard, puisque tout a été fait de façon précise au mois de juillet.




Voici l’indexation complète du cimetière de Navarre rédigé par Anaïs Poitou dans le cadre de La Commission Nationale de Sauvegarde du Patrimoine Funéraire. Ce document est la propriété exclusive de son auteur, il n’est pas diffusable ou duplicable sans autorisation.





Pour toute information complémentaire, merci de contacter Anaïs Poitou : anais27000@hotmail.fr



Ou la Commission Nationale de Sauvegarde du Patrimoine Funéraire : patrimoine.funéraire@gmail.com



Pour le moment, nous ignorons encore si l’État, propriétaire du lieu, déposera plainte contre X ou non. Nous ne manquerons pas de revenir sur ce sujet, notamment pour apporter des précisions concernant certaines sépultures.

L’article du journal Le Figaro du 4 août a peut-être enfin levé le doute quant à l’avenir du cimetière de Navarre, à Evreux. Jusqu’alors, un vague communiqué de la Préfecture laissait à penser que les choses seraient faites dans le respect des défunts, mais rien n’était moins sûr, car l’option de l’ensevelissement du cimetière, sans exhumation, semblait être la plus probable.



La forte mobilisation de ces dernières semaines a permis d’orienter la secrétaire générale de la préfecture vers une toute autre décision, puisqu’elle réunira en septembre les principaux acteurs de cette mobilisation, la DRAC, la DREAL et la mairie, afin de prendre une décision collective quant à la façon d’honorer au mieux la mémoire des défunts qui seront tout de même « délogés », puisqu’il n’est plus question de changer le tracé de la déviation. Ça nous le savions, c’est la raison pour laquelle nous ne nous sommes pas mobilisés contre la déviation, mais contre l’oubli.



Nous profitons de ces quelques lignes pour remercier tous ceux qui ont contribué à cette victoire, à commencer par Manon Morin qui a « allumé la mèche », grâce à sa pétition, et Anaïs Poitou pour avoir pris la décision d’indexer le cimetière de façon précipitée de peur que les travaux détruisent tout, avant un tel inventaire. Précipitation légitime puisque nous n’arrivions pas à obtenir de réponse claire et cette décision s’est imposée lorsque le maire d’Evreux nous avait affirmé que tout avait été réglé, et qu’il n’y avait plus à polémiquer. C’est en voulant vérifier par nous même que nous nous sommes rendus compte que le cimetière était toujours enfoui sous la végétation, que nous avons compris qu’il fallait passer à la vitesse supérieure en termes de communication et d’actions.


Nous remercions Le président des Gilets Bleu Horizon, Alain Raoul, et Laure Guillaud, la vice-présidente, qui ont de leur côté réussi à retrouver parmi les tombes, celle d’un soldat Mort pour la France et ont participé également à cette indexation, tout comme Manon Morin qui avait fait le déplacement pour l’occasion.



Merci également aux personnes qui ont répondu présents à l’appel d’Anaïs, dont une bonne partie de sa famille, sans oublier Alain Desgrez, ancien infirmier de l’hôpital psychiatrique, qui n’a jamais ménagé ses efforts pour permettre à ce cimetière ne ne pas tomber totalement dans l’oubli.



Enfin, merci à tous les journalistes qui ont relayé cette mobilisation et qui ont très largement contribué à cette première victoire.



Ce genre de « combat » se gagne collectivement. L’union fait la force, c’est bien connu.



En attendant, c’est un peu cette affaire qui nous a poussé à créer notre Commission Nationale de Sauvegarde du Patrimoine Funéraire, en espérant qu’elle nous permettra de valoriser ce patrimoine souvent négligé.

Subscribe
bottom of page